Militaires, policiers : alarme dans toutes les armes

Alors que de nombreux membres des services de sécurité intérieure figurent dans des dossiers de terrorisme d’extrême droite, les autorités françaises agissent a minima. En Allemagne, au contraire, les dérives sont attaquées de front.

Nadia Sweeny  • 10 mai 2023 abonnés
Militaires, policiers : alarme dans toutes les armes
© DOMINIQUE FAGET / AFP.

« Chez nous, on a une bonne partie d’anciens militaires », se vantait Logan N., condamné en 2021 à neuf ans de prison pour association de malfaiteurs terroriste en lien avec l’extrême droite dans des messages privés que Politis s’est procurés : « Nous, c’est pareil », lui répondait son interlocuteur, membre du groupuscule Jeune Nation.

Lorsque Logan lui expose son programme d’actions violentes, il est formel : « Des militaires de l’armée régulière vont se joindre à nous » car « dans l’armée, des régiments entiers sont remplis de NS ». Comprendre « nationaux-socialistes », autrement appelés des néonazis.

Dès 2015, ces jeunes militants sont pleinement conscients de l’impact de leurs idées chez les militaires. Ça se passe bien avant que Mediapart ne révèle en 2021 la présence de nombreux soldats ouvertement néonazis. Avant, aussi, que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ne s’inquiète, dans une note interne de 2017, qu’une cinquantaine de profils suivis pour leurs liens avec l’extrême droite violente soient policiers, gendarmes ou militaires.

Une infiltration qu’on retrouve dans les dossiers terroristes d’extrême droite ces dernières années : quasiment tous comportent des profils issus des services de sécurité. S’ils sont principalement militaires, la police n’y échappe pas. Récemment, un policier du Var a été suspendu à la suite de son implication dans le groupe « FR Deter », chaîne Telegram où s’échangent des messages à caractère raciste et des appels à l’action violente. Le parquet de Paris a ouvert une enquête pour apologie du terrorisme, menaces de mort et incitation à la haine.

Mais la relation de ces mouvances avec les forces de sécurité intérieure reste ambivalente. L’ancien militaire Daniel R., artificier du groupuscule Action des forces opérationnelles (AFO), qui prônait «une guerre de terreur », a reconnu lors de sa garde à vue que « l’ennemi devenait un peu tout le monde, dont les représentants de l’ordre et de la loi, ce qui est logique, puisque nous devenions hors la loi ». La police, elle « m’emmerde plus qu’elle ne m’aide », écrivait Logan N. à l’une de ses anciennes collègues.

ZOOM : Liste non exhaustive des profils impliqués dans des dossiers terroristes d’extrême droite

• Aurélien C., 34 ans au moment des faits. Sept ans au 2e régiment de hussards. Condamné en février 2022 à neuf ans de prison pour entreprise individuelle terroriste.

• Romain P., 33 ans. Six mois au régiment de hussards, radié pour « inadaptation à la vie militaire ». Condamné en octobre 2021 à cinq ans de prison pour association de malfaiteurs terroriste (AMT) dans l’affaire dite de l’« OAS ».

• Louis M., 20 ans. Trois mois à l’école des sous-officiers de l’armée de l’air. Condamné en octobre 2021 à cinq ans de prison dont deux avec sursis pour AMT dans l’affaire dite de l’« OAS ».

• Christophe M., 63 ans. Ancien lieutenant-colonel de l’armée de terre, interpellé en octobre 2021. Chevalier de la Légion d’honneur. Suspecté d’AMT dans l’affaire « Rémy Daillet / Honneur et Nation » Instruction en cours.

• Valérie D., 53 ans. Ancienne militaire, interpellée en mai 2021. Suspectée d’AMT dans l’affaire dite « Rémy Daillet / Honneur et Nation ». Instruction en cours.

• Guy S., 65 ans. Interpellé en juin 2018. Policier à la retraite, suspecté d’AMT dans l’affaire de l’« Action des forces opérationnelles » (AFO). Instruction en cours.

•  Jean C., 62 ans. Interpellé en juin 2018. Onze ans dans la réserve des commandos de l’air. Suspecté d’AMT dans l’affaire « AFO ». Instruction en cours.

• Daniel R., 32 ans. Ancien sergent du 11e régiment d’artillerie, intervenu en Afghanistan, interpellé en juin 2018. Médaillé à de nombreuses reprises. Suspecté d’AMT dans l’affaire « AFO » Instruction en cours.

Pour autant, le milieu policier, à l’instar du militaire, suscite les espoirs de recrutement des groupes d’extrême droite pour deux raisons fondamentales : son savoirfaire opérationnel et l’accès facilité aux armes. Lors de son audition devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, le 3 avril dernier, le ministre délégué des Outre-mer, Jean-François Carenco, reconnaissait « la présence d’un nombre significatif d’individus connus au titre de leur proximité avec l’ultradroite parmi les forces armées et de sécurité ».

Il admettait dans le même temps : « L’infiltration d’institutions sensibles entraîne des vulnérabilités susceptibles de mettre en péril des opérations ou d’attenter directement à la sûreté de l’État. » Impossible cependant de connaître l’ampleur du phénomène. Le ministre avait promis à Hubert Julien-Laferrière, député écologiste qui l’a questionné à l’Assemblée nationale, de lui transmettre des éléments chiffrés. Plus d’un mois après, rien.

Contacté, le cabinet du ministre n’a pas non plus répondu à notre demande. « C’est la première fois que devant cette assemblée, un ministre reconnaît l’existence de ce phénomène et qu’il est pris en compte », s’est vanté le ministre.Certes, mais ce n’est pas la première fois que la question se pose.

Pas d’état des lieux

Le 10 octobre 1980, au moment où l’Europe vit une vague de terrorisme d’extrême droite meurtrière, des sénateurs exigent une commission sur « les complicités dont bénéficient les mouvements se réclamant du nazisme à l’intérieur des services » de police.

Après l’attentat de la gare de Bologne en août – 85 morts –, la police italienne découvre des contacts réguliers entre « l’inspecteur des renseignements généraux français Paul Durand, membre de la direction de l’organisation néonazie Fane [Fédération d’action nationale et européenne, NDLR] » et « les principaux mouvements d’extrême droite coupables de nombreux attentats ».

Des policiers alertent : « Certains hauts responsables n’hésitent pas à proclamer leur admiration pour Hitler et les SS, d’autres portent la croix gammée autour du cou. Dans une école de CRS, des chants nazis ont été appris aux élèves pour les faire défiler au pas », peut-on lire dans la proposition de résolution de l’époque, aujourd’hui caduque. Jamais discutée : aucune commission d’enquête n’a vu le jour.

D’après Europol, en 2021, 45 % des interpellations liées au terrorisme d’extrême droite en Europe ont eu lieu en France.

Plus de quarante ans après, le 21 février dernier, plusieurs députés ont déposé une proposition de loi pour « dresser un état des lieux exhaustif de la menace terroriste d’extrême droite ». Un texte retiré après que des amendements de la majorité présidentielle en ont changé l’orientation. Pourtant, la menace est réelle.

D’après le rapport annuel d’Europol, en 2021, 45 % des interpellations liées au terrorisme d’extrême droite en Europe ont eu lieu en France. Déjà, le 6 juin 2019, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite recommandait en priorité « d’accorder une importance particulière au suivi des membres ou anciens membres des forces armées ou de sécurité intérieure impliqués dans des groupes d’ultradroite. »

Retourner son arme contre son camp

Le 30 mars dernier, la gendarmerie a diffusé une note interne que Politis s’est procurée, rappelant les « mesures à prendre à l’égard des militaires mis en cause pour des faits de racisme ou de discrimination ». Signée du général André Petillot, major général de la gendarmerie nationale, elle précise qu’en cas « d’infractions punies d’une peine d’emprisonnement » et si « les éléments le justifient, le militaire concerné est a minima retiré de tout contact avec le public, sans attendre la décision de justice ».

S’il y a condamnation, c’est « l’exclusion immédiate de tout contact avec le public » et éventuellement une sanction du 3e groupe – qui va d’un retrait d’emploi à une radiation des cadres ou une résiliation du contrat. Mais ça n’est pas automatique. Les principales sanctions sont donc laissées à la discrétion de la hiérarchie.

Ainsi, la gendarmerie refuse de communiquer sur les mesures administratives prises contre son colonel impliqué dans l’affaire « Recolonisation France » – groupuscule d’extrême droite piloté par des militaires et d’anciens militaires, qui appelait à prendre les armes. Treize personnes ont été arrêtées fin 2021. « L’instruction judiciaire est en cours. La gendarmerie ne fera pas de commentaire », nous dit-on.

De son côté, le ministère des Armées se dit «extrêmement attentif aux phénomènes de radicalisation » dans ses rangs, précisant n’être « touché que de manière très limitée ». Pourtant, l’armée y semble très poreuse.

Dans le milieu militaire, il y a cette idée de la “France en danger”.

« Un certain nombre sont même partis faire le jihad, explique une source judiciaire bien renseignée. Dans le milieu militaire, il y a cette idée de la “France en danger”, parfois un peu de racisme qui ouvre plus facilement aux idéologies d’extrême droite. Mais le jihad leur proposait aussi un combat, une vie de groupe avec l’aspect sacrificiel qui attire ce type de profil. Le risque qu’un des leurs retourne son arme contre son camp est un vrai souci pour l’armée. »

Pour faire face, le ministère des Armées dit avoir mis en place un « dispositif de détection précoce » opéré par la direction du renseignement et de la sécurité de défense (DRSD) dont les effectifs sont passés de 1 300 en 2017 à 1 500 en 2019. Son budget devrait doubler avec la loi de programmation militaire 2024-2030. « Tous les “signaux faibles” font l’objet d’une enquête de la DRSD avec, au besoin, l’appui des services partenaires du ministère de l’Intérieur. »

La DRSD surveillait par exemple un caporal du 35e régime d’infanterie, acquis aux thèses néonazies, interpellé en 2021 avec un arsenal. Si « aucun lien n’a été établi avec des réseaux ou des groupes de l’ultradroite » d’après Rémi Courtin, le procureur d’Évreux qui traite cette affaire, l’armée nous dit avoir « démontré la responsabilité du caporal-chef dans le vol de munitions au régiment ». Résultat : « Son contrat a été résilié en janvier 2022. »

Pour autant, comme l’Intérieur, le ministère des Armées refuse de donner une estimation du nombre de personnes concernées par ces dérives. « La République les surveille », assure Jean-François Carenco aux députés. Selon lui, « la République ne considère pas » le néonazisme ou le suprémacisme « comme des opinions mais comme des abominations ».

Paradoxalement, il juge impossible de « condamner des gens simplement pour leurs propos ou leur apparition sur une photo, même s’ils sont dans la police ou dans l’armée. Sanctionner administrativement, oui, mais virer ou déposer une plainte pénale parce qu’ils ont exprimé une opinion, ce n’est pas la position du gouvernement ».

Vaste programme en Allemagne

En Allemagne, le gouvernement prend moins de pincettes. En 2017, des médias révèlent des saluts hitlériens exécutés sur fond de rock identitaire lors d’une fête interne au Kommando Spezialkräfte (KSK), unité des forces spéciales composée d’environ 70 soldats au cœur du renseignement militaire. À l’été 2020, quelques mois après l’attentat raciste de Halle qui a fait onze morts, une cache d’armes, des explosifs de l’armée et des souvenirs de Hitler sont découverts chez un soldat du même KSK. Depuis, la guerre est déclarée.

Allemagne extrême droite armée
Soldat des forces spéciales allemandes (KSK), dont des membres ont entretenu des liens étroits avec l’extrême droite violente. (Photo : THOMAS LOHNES / GETTY IMAGES EUROPE /AFP.)

Dès 2020, la ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, suspend provisoirement toutes les missions à l’étranger des forces spéciales et menace de dissoudre le KSK. Les renseignements militaires mènent des investigations. «Ceux qui attirent l’attention des autorités et dont il est prouvé qu’ils ont des tendances extrémistes sont écartés », affirme Eva Högl, commissaire parlementaire aux forces armées du Bundestag.

Le gouvernement lance un vaste programme pour identifier les fonctionnaires concernés. Selon les chiffres dévoilés en octobre 2020, 377 sympathisants d’extrême droite ont été dénombrés dans les forces de sécurité, dont 319 dans la police sur les 300 000 membres des forces de l’ordre. Des procédures disciplinaires sont en cours.

En France, on considère que la lutte contre l’extrême droite se mène dans l’arène politique.

En juin 2021, les autorités allemandes ont dissous une unité d’élite de la police à Francfort et suspendu 18 de ses membres actifs après la découverte d’un groupe de discussion raciste qui glorifiait les nazis. « L’Allemagne met en place une véritable politique publique contre l’extrême droite, alors qu’en France on considère que la lutte se mène dans l’arène politique, explique Bénédicte Laumond, docteure en science politique et autrice d’une thèse sur la réponse des États à la droite radicale en France et en Allemagne. Chez nous, non seulement la critique des services de sécurité est compliquée, mais la régulation est informelle et repose uniquement sur la bonne volonté de la hiérarchie des administrations de sécurité. » Résultat : les dossiers sont traités de manière plus opaque, voire discrétionnaire.

Surveillance politique

En décembre 2022, la police allemande a lancé une opération massive dans onze Länder pour démanteler une « organisation terroriste » projetant un coup d’État. Des perquisitions ont notamment eu lieu dans la caserne du KSK. Vingt-cinq personnes ont été arrêtées dont plusieurs anciens soldats d’élite, l’ex-colonel du KSK, Maximilian Eder, mais aussi une ancienne députée du parti d’extrême droite AfD.

Or l’AfD a été placée sous la surveillance des renseignements intérieurs allemands dès 2019. Depuis janvier dernier, son mouvement de jeunesse est même classifié comme une entité extrémiste qui menace la démocratie. Cela affecte la possibilité pour ses membres d’être employés dans le secteur public ou d’obtenir une licence d’armes. Du fait de cette stigmatisation, « l’AfD a eu du mal à prospérer et cela a créé le développement d’une sous-culture d’extrême droite qui rend moins problématique la politique publique répressive », renchérit Bénédicte Laumond.

En Allemagne, on s’intéresse à l’idéologie, pas au degré de radicalité.

En France, « le cadrage n’est pas du tout le même : on fait la distinction entre ultradroite et extrême droite, même s’il s’agit de la même famille politique. Seul le degré de radicalité change, expose la chercheuse. En Allemagne, on s’intéresse à l’idéologie, pas au degré de radicalité ».

L’arsenal juridique et constitutionnel allemand prévoit donc la lutte contre les mouvements jugés « antidémocratiques », dont l’AfD fait partie, selon l’Office fédéral de protection de la Constitution – renseignement intérieur, chargé de surveiller les activités contraires à la Constitution. Comparable au RN français, l’AfD compte 78 députés sur 736.

Cette politique répressive n’est pas nouvelle : elle fut aussi utilisée dans les années 1970 contre les personnes considérées idéologiquement trop proches de l’extrême gauche, dont les nombreux attentats ont fait plusieurs morts en Allemagne.

« Les opinions radicales ont leur place dans une démocratie vivante, explique le renseignement allemand sur son site. La Loi fondamentale ne reconnaît que l’obligation de se conformer à la loi, pas la fidélité aux valeurs. » Sauf pour les fonctionnaires, « qui ont le devoir d’avoir des opinions et des convictions conformes à la Constitution. » Outre-Rhin, pour défendre la démocratie, on assume la chasse aux sorcières.

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