« The Zone of Interest », de Jonathan Glazer (Compétition)

L’adaptation du livre mineur de Martin Amis donne lieu au premier film marquant de la compétition.

Christophe Kantcheff  • 20 mai 2023
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« The Zone of Interest », de Jonathan Glazer (Compétition)
L’horreur du camp est parfaitement audible. Des sons terrifiants, des ordres hurlés, des cris angoissés retentissent en permanence. Ce qui ne gêne en rien la vie des Höss.
© DR

Pour adapter un roman au cinéma, mieux vaut choisir un livre mineur, voire raté, qu’un chef d’œuvre. Cette idée, loin d’être une règle, se vérifie tout de même fréquemment : c’est encore le cas avec The Zone of Interest, du britannique Jonathan Glazer, tiré du roman éponyme (La Zone d’intérêt, en français), de Martin Amis – dont on vient d’apprendre le décès, ce 19 mai –, publié en Angleterre en 2014.

A priori, une telle adaptation faisait naître toutes les craintes tant le livre d’Amis se perd dans le kitsch et une intrigue sentimentale alambiquée. Jonathan Glazer en a retenu la situation principale : Auschwitz et le personnage de Rudolf Höss (Christian Friedel), le responsable du camp, dont il met en scène avant tout la vie quotidienne et familiale.

The Zone of Interest, Jonathan Glazer, 1 h 46.

C’est un parti pris radical et de biais, pourrait-on dire, par rapport à la réalité de la destruction des juifs. Ce biais n’est pas une échappatoire, mais relève au contraire d’un choix éthique concernant la représentation de la Shoah.

On ne rentrera jamais dans l’enceinte d’Auschwitz. L’action se déroule en grande partie dans la maison bourgeoise de Rudolf Höss avec son grand jardin, un haut mur surmonté de barbelés la séparant du camp, dont est seulement visible le haut des bâtiments les plus proches, et, au loin, le crématorium et ses flammes gigantesques, ainsi que la fumée des locomotives. Aucun déporté ne sera jamais visible. En revanche, l’horreur du camp est parfaitement audible. Des sons terrifiants, des ordres hurlés, des cris angoissés retentissent en permanence. Ce qui ne gêne en rien la vie des Höss.

Ils n’entendent rien. Ou plus exactement ils ont intégré cet horrible fond sonore comme une chose normale. De même, ils ne semblent pas gênés par l’odeur pestilentielle qui règne sur le camp en fonction de la direction du vent par rapport aux crématoriums, dont les témoins ont parlé. Jonathan Glazer montre les Höss menant une vie bourgeoise dorée, Madame (Sandra Hüller) régnant sur ses domestiques, les enfants s’épanouissant au contact de la nature, tandis que Rudolf, bon père de famille cachant tout de même quelques vices à sa femme, est accaparé par sa tache.

On vit dans l’idéal national-socialiste, Madame et ses amies venues pour la collation blaguent sur le terme Kanada, l’assassinat des juifs reste une abstraction. La banalité du mal ne peut exister qu’ainsi : par la dé-réalisation. Or, comme le font ressentir ces images d’une esthétique au cordeau que façonne le cinéaste, c’est la vie des Höss qui est improbable et aberrante.

Filmer l’ennemi sans créer d’empathie

Ils y tiennent pourtant, et ressentent la mutation de Rudolf comme un insupportable arrachement. C’est ici un autre aspect abordé par Jonathan Glazer, qui l’amène à décentrer l’action du film pour des séquences à Berlin dans des lieux de décision centrale : les responsables des camps d’extermination sont jugés à leur productivité. Hoss est dans un premier temps écarté, mais son remplaçant ne faisant pas l’affaire, il est de nouveau nommé à Auschwitz – ce qui correspond à la réalité historique.

Son retour s’avère nécessaire pour mener à bien le plan de destruction des juifs de Hongrie qui jusqu’ici avaient été épargnés. Pour Höss, c’est le « truc hongrois » qui lui vaut cette chance, annonce-t-il à sa femme. Efficacité et productivité, et, toujours, édulcoration du vocabulaire : The Zone of Interest pointe avec pertinence ce qui a rendu possible le meurtre de masse.

Le geste cinématographique de Jonathan Glazer est toujours juste. Grâce à la distanciation de sa mise en scène, qui induit une certaine froideur, il a trouvé la solution pour filmer l’ennemi sans créer d’empathie. Les comédiens ont relevé avec succès le pari de ces emplois difficiles. La force esthétique de The Zone of Interest équivaut à son impact pédagogique (pourquoi aurait-on peur de ce mot, alors que le film s’achève sur des images d’aujourd’hui du musée d’Auschwitz ?). C’est aussi le premier film marquant de la compétition.

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Cinéma
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