« La relance du nucléaire est une fuite en avant vertigineuse »
C’est une offensive sans précédent que mènent depuis des mois l’industrie nucléaire française et ses appuis politiques pour tenter de redonner à la filière sa splendeur passée. Dernier épisode : la loi de relance du nucléaire. Yves Marignac, porte-parole de l’institut négaWatt, dénonce un enthousiasme hors-sol.
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Yves Marignac est expert du nucléaire et porte-parole de l’institut d’énergéticiens indépendants négaWatt. Il a dirigé le service d’études et d’information sur l’énergie Wise-Paris de 2003 à 2019. Membre du secrétariat général du « débat national sur la transition énergétique » (2012-2013), il fait partie des groupes permanents d’experts de l’Autorité de sûreté nucléaire depuis 2014. En 2012, il est lauréat du Nuclear Free Future Award pour sa contribution au scénario de l’Institut négaWatt, où il occupe la fonction de chef du pôle énergies nucléaire et fossiles depuis 2020.
La loi de transition énergétique de 2015, sous la présidence de François Hollande, prévoyait de ramener à 50 % la part de l’atome dans la production électrique nationale, contre environ 70 % actuellement, et de plafonner sa capacité totale à 63,2 gigawatts, niveau d’avant la fermeture de Fessenheim. La loi du 16 mai fait notamment sauter ces deux verrous. C’est le retour triomphant du nucléaire en France ?
Je reste extrêmement perplexe devant cette griserie pronucléaire. Elle date du discours tenu par Emmanuel Macron à Belfort, le 10 février 2022, qui annonçait la construction prochaine de six nouveaux réacteurs EPR, ainsi qu’une étude pour en envisager huit de plus. À l’époque, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire avait jugé que la filière, en l’état, n’était pas en mesure d’atteindre les objectifs fixés par le politique, ni d’un point de vue industriel ni sur le plan de la sûreté. Pourtant, un an plus tard, et en dépit des difficultés rencontrées sur le parc de réacteurs – problèmes de la corrosion, retard considérable de l’EPR de Flamanville, etc. –, les pronucléaires alimentent une surenchère hors-sol.
Non seulement on parle désormais de 14 nouveaux EPR comme d’une quasi-certitude, voire davantage, mais on y ajoute l’ambition de construire des petits réacteurs modulaires [SMR, small modular reactor], d’intervenir sur le parc actuel pour le prolonger… Jusqu’aux parlementaires qui ont pris l’initiative de faire sauter le plafond de 63,2 GW, pourtant inatteignable. C’est le logiciel des années 1970, quand on clamait que le nucléaire était la voie de l’indépendance énergétique et du salut de la France ! C’est un vrai signal de régression.
À l’échelon européen, le gouvernement mène une diplomatie de « petit pays » accroché à sa marotte nationale.
Et cette obsession nucléaire est partout : à l’échelon de l’Union européenne, le gouvernement mène une diplomatie de « petit pays » accroché à sa marotte nationale, bataillant bec et ongles dans chaque interstice de texte en discussion pour que le nucléaire y soit considéré comme une énergie verte – pour sauver la filière, en fait. Lors des assises européennes de la transition énergétique, on a entendu la ministre Agnès Pannier-Runacher expliquer aux territoires qu’on ne saurait être écologiste sans être pronucléaire !
La commission parlementaire enquêtant sur « les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France » vous a auditionné. Son rapport, en avril, a largement ignoré votre témoignage…
C’est un document purement politique, qui réinterprète l’histoire de façon navrante. Il vise surtout à exonérer la filière en induisant que c’est l’État qui a fauté en négligeant de relancer plus tôt le nucléaire. Il y a un biais délibéré dans le panel des personnes auditionnées, en majorité pronucléaires, et dans la restitution des auditions. Dans un cadre juridique, ce rapport pourrait probablement être annulé pour vice de procédure.
Jan. 1978 : Entrée en production commerciale du réacteur n° 1 de la centrale de Fessenheim, d’une puissance de 900 MW, premier exemplaire du parc « à eau pressurisée » (REP) actuel.
Avril 2002 : Entrée en production commerciale du réacteur n° 2 de Civaux (1 450 MW), le dernier REP des 58 réacteurs que compte alors le parc.
Déc. 2007 : Début de la construction de l’EPR de Flamanville (REP nouvelle génération, 1 650 MW)
Fév.-juin 2020 : Arrêt définitif des deux réacteurs de la centrale de Fessenheim, première mise hors service du parc de REP.
Le gouvernement veut pourtant se donner les moyens de ses ambitions. En quoi les considérez-vous irréalistes ?
On est face à un raisonnement tautologique et incantatoire : puisque le nucléaire est indispensable pour tenir l’objectif d’une décarbonation totale de l’économie en 2050, et qu’il est compétitif, tout doit être mis en œuvre pour qu’il le soit. Cette volonté de relance massive se heurte pourtant à une réalité de plus en plus contraire. Tout d’abord, il y a le mur de délais incompressibles : dans la meilleure des hypothèses, on ne pourra pas raccorder de nouvel EPR avant 2035, ni achever le dernier chantier avant 2050. C’est bien trop tard, non seulement pour sécuriser notre approvisionnement électrique, mais aussi pour répondre à l’urgence climatique. Et puis l’équation économique paraît insoluble. Le coût de ce nouveau nucléaire s’annonce exorbitant au regard des énergies renouvelables qui ne cessent de progresser !
Le coût de ce nouveau nucléaire s’annonce exorbitant au regard des énergies renouvelables.
D’autant plus que pèse une incertitude considérable sur les coûts du démantèlement des réacteurs actuels parvenus en fin de vie, ainsi que de la gestion des déchets radioactifs…
Cependant, on n’aura pas d’autre choix que de les assumer à terme. Ils n’entrent donc pas dans la trajectoire financière des projets à venir. Ici, la « défaisance » va s’imposer. Autrement dit, la reprise par l’État du passif lié à cette fin de vie, en raison de provisions constituées insuffisantes. Le Royaume-Uni y a eu recours pour ses vieux réacteurs. Mais ce qui pèse aujourd’hui dans l’équation économique du nucléaire, c’est l’indisponibilité croissante des réacteurs anciens et l’augmentation du coût de la maintenance. Le parc actuel est parvenu en limite de rentabilité.
Pourtant, il est aujourd’hui largement amorti…
Mais le coût de production du nucléaire augmente en flèche dès que sa production diminue par rapport au niveau qui était attendu si la centrale avait fonctionné à sa puissance nominale. Les coûts fixes dominent, dans la filière, et notamment les postes « personnel » et « consommables ». Ainsi, les pannes et les incidents sont extrêmement préjudiciables. Une seule journée d’arrêt d’un réacteur est réputée coûter 1 million d’euros à EDF, des événements responsables d’une bonne partie des quelque 18 milliards d’euros de ses pertes en 2022 : la production est tombée à 52 % de sa valeur nominale, soit moins que les meilleurs parcs éoliens maritimes, quand EDF compte sur plus de 70 % en temps normal, ce qui n’est déjà pas si performant. Par ailleurs, les coûts de la filière se dégradent du fait d’une maintenance de plus en plus lourde. Le coût du projet de grand carénage des réacteurs – leur mise à niveau pour espérer prolonger leur vie jusqu’à soixante ans peut-être – a été annoncé par EDF à hauteur de 50 milliards d’euros, réévalués à 100 milliards par la Cour des comptes.
La hausse très importante des prix de l’énergie, sur le marché européen, n’a-t-elle pas bénéficié à EDF ?
Ce n’est pas aussi simple, car l’entreprise est pénalisée par le mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh). Quand l’Union européenne a ouvert le marché de l’électricité à la concurrence, la France a négocié : pour qu’EDF conserve la gestion des réacteurs, ce qui maintient l’entreprise en position très dominante en raison de l’hégémonie du nucléaire chez nous, il a été décidé que l’entreprise céderait, à prix fixé par l’administration, une part de sa production aux autres fournisseurs présents sur le marché. C’est l’Arenh. Aujourd’hui, le mégawattheure « Arenh » est vendu à 42 euros (1).
Cette part s’élève à 100 TWh par an. Auxquels se sont ajoutés 20 TWh supplémentaires alloués par le gouvernement pour l’année 2022, au tarif de 46,2 euros/MWh.
Or, en 2022, la catastrophe industrielle de la corrosion « sous contrainte » a provoqué l’arrêt d’une quinzaine des réacteurs les plus puissants du parc (sur 56) et une chute de 23 % de la production en un an. Ainsi, pour tenir l’obligation de mettre à disposition les volumes « Arenh », l’entreprise a dû acheter des mégawattheures (MWh) à l’étranger, à prix fort en raison de la crise énergétique déclenchée par l’invasion russe en Ukraine, pour les revendre à 42 euros à ses concurrents.
Or, au vu des augmentations de ses coûts, l’électricien plaide pour que la révision de l’Arenh, prévue en 2025, établisse un tarif d’au moins 65 euros/MWh… Mais, en cas d’augmentation trop importante, l’électricité « Arenh » est menacée de trouver moins de preneurs sur un marché où les énergies renouvelables sont de plus en plus compétitives. Ce mécanisme s’avère aujourd’hui un boulet, faute d’anticipation de risques tels que la survenue de cette corrosion sous contrainte, problème générique touchant simultanément des réacteurs similaires.
À supposer qu’EDF ait gain de cause concernant l’Arenh, cela suffirait-il à l’entreprise pour reconquérir de la rentabilité ?
De fait, la question se pose surtout pour d’éventuels nouveaux réacteurs. D’autant plus qu’avec une dette dépassant 64 milliards d’euros, la capacité d’investissement d’EDF est pour le moins fragile… Et du fait de ses déboires (2), l’EPR de Flamanville pourrait afficher un coût de production supérieur à 120 euros/MWh. Pour les deux EPR qu’il construit actuellement à Hinkley Point, en Angleterre, l’électricien a négocié un tarif d’achat de l’ordre de 110 euros/MWh de l’électricité produite. Certes, EDF projette un gain de 30 % sur les prochains EPR. Je suis dubitatif.
Le réacteur devait démarrer en 2012, ce sera mi-2024, soit douze ans de retard et un chantier quatre fois plus long que prévu. Et son coût, initialement estimé à 3,3 milliards d’euros, culmine désormais à 19,1 milliards selon la Cour des comptes, soit une multiplication par six.
Et quand bien même, à quelque 70 euros/MWh, on reste loin des coûts de production des énergies renouvelables comme l’éolien en mer, par exemple. Le dernier appel d’offres pour un parc maritime français a été remporté, fin mars, pour un prix de vente de 45 euros/MWh, par un consortium… dont fait partie EDF Renouvelables. Et le coût des énergies vertes va continuer à baisser. Si bien qu’en 2035, la plus optimiste des dates d’entrée en service d’un éventuel nouvel EPR, son coût de production pourrait être deux fois plus important que celui d’une centrale solaire photovoltaïque.
Mais il faut investir en capacité d’appoint et de stockage d’électricité pour s’affranchir de la variabilité de la production éolienne et solaire. Dès lors, que valent ces comparaisons ?
Ce différentiel de coûts de production, qui se creuse, est de plus en plus à même d’absorber les surcoûts induits pour le système électrique par les énergies renouvelables. Tirées par leur compétitivité croissante, celles-ci devraient dépasser 50 % de la production électrique européenne avant 2030. À terme, le seul espace pour le nucléaire est l’appoint de l’éolien et du solaire, pour lequel il n’est ni techniquement ni économiquement conçu. Pourtant, la réponse du gouvernement et des parlementaires à une situation objectivement désastreuse revient à projeter EDF vers des horizons inaccessibles. Avec l’aide d’artifices consistant entre autres à extrapoler une consommation considérable d’électricité à l’horizon 2050, pour justifier la construction de nouveaux EPR. On est dans une fuite en avant assez vertigineuse.
La réponse du gouvernement et des parlementaires à une situation objectivement désastreuse revient à projeter EDF vers des horizons inaccessibles.
Faut-il s’inquiéter, comme le président de l’Autorité de sûreté nucléaire, Bernard Doroszczuk, du risque de voir les préoccupations de sûreté faire les frais d’une course à la relance nucléaire ?
On peut le comprendre : il compare l’effort industriel que se propose de réaliser le gouvernement à un « plan Marshall ». Agnès Pannier-Runacher lance à la filière le défi d’embaucher 100 000 personnes en sept ans. C’est irréaliste ! Elle aurait notamment besoin de recruter 4 000 ingénieurs par an, soit un dixième de l’ensemble des nouveaux diplômés de cette catégorie chaque année. Quid de la demande dans d’autres secteurs ? Encore faudrait-il que le nucléaire reste suffisamment attractif sur le marché de l’emploi. Le contexte actuel est bien différent de l’effervescence des années 1970-1980. Toute l’économie disposait de moyens d’investissement et d’ingénierie partagés et florissants. Alors que le dernier réacteur a été mis en service il y a plus de vingt ans, les savoir-faire de la construction nucléaire se sont étiolés. Aujourd’hui, il faut reconstituer toute une chaîne de fournisseurs, embaucher, réactiver les compétences techniques et industrielles, etc. Et c’est à la filière seule de porter ce chantier, cette fois-ci.
Et puis on se garde bien de parler du combustible, nécessaire au fonctionnement des réacteurs : pour accompagner ces EPR jusqu’à la fin du siècle, il faudra construire de nouvelles usines, aux normes de sécurité actuelles, et trancher la question de la fin du retraitement du combustible puisque les installations en service à La Hague vont elles aussi parvenir en fin de vie. Et le site d’enfouissement de déchets radioactif de Bure, s’il entre un jour en service, arrivera à saturation : il faudra donc prévoir son successeur.
Finalement, qu’est-ce qui explique, selon vous, l’acharnement nucléaire singulier de la France ?
Il faut reconnaître que les choses ont changé. Il est aujourd’hui acté que les renouvelables sont incontournables, en particulier depuis les études prospectives à 2050 de RTE, le gestionnaire du réseau de transport de l’électricité. Ces énergies sont même le seul levier, avec la sobriété énergétique, capable de décarboner rapidement notre économie, alors qu’il faudrait attendre une quinzaine d’années pour compter sur de nouveaux réacteurs.
Les énergies renouvelables sont le seul levier, avec la sobriété, pour décarboner rapidement.
Cependant, il existe une sorte de fétichisme nucléaire dans notre pays, qui empêche de réfléchir sereinement à son avenir énergétique. Et désormais la seule façon de sauver les apparences, pour les pronucléaires déterminés, c’est de dessiner un avenir hypothétique où les besoins électriques seraient tellement importants que le nucléaire resterait indispensable. Mais cette autojustification ne fonctionne qu’en pariant sur des niveaux d’électrification des usages et de réindustrialisation tellement rapides et poussés qu’ils sont irréalistes.
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