À Lannion, la fibre de la grève

Pour la première fois depuis la création de l’entreprise en 2006, les employés d’Idea Optical, société de production de fibre optique en Bretagne, se sont mis en grève toute une semaine. Les 152 salariés ont obtenu, seuls ou presque, d’importantes revalorisations salariales.

Clémentine Mariuzzo  • 14 juin 2023 abonnés
À Lannion, la fibre de la grève
Après les premières propositions de la direction, les employés expriment leur colère.
© Clémentine Mariuzzo

Les rires des employés grévistes d’Idea Optical illuminent le parking gris et pluvieux de la direction. Depuis le lundi 5 juin, leurs barnums, le stand de crêpes et le terrain improvisé de palet breton font face aux luxueux SUV de leurs managers. Inédit dans l’entreprise, le mouvement de grève s’est mis en place après une discussion musclée, fin mars lors d’un comité social et économique (CSE), entre les représentants du personnel et Franck Le Provost, directeur de la filiale. Sans formation syndicale ni expérience militante, les employés se sont organisés pour revendiquer leurs droits, d’abord en se réunissant sur un groupe Facebook, né d’un «ras-le-bol de ne pas être écoutés alors qu’on se prend dans la figure le covid, l’inflation et les retraites », raconte Ivan*.

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Le prénom a été changé, comme tous ceux suivis d’une astérisque.

Malgré l’engouement des premières fois pour certains, quelques doutes s’installent chez d’autres. Tous espèrent que les négociations de ce vendredi 9 juin mettront un terme à leurs incertitudes et, surtout, aux fins de mois difficiles. «C’est fatigant. Je préférerais ne pas être là, mais c’est la colère qui parle. Je leur fais confiance pour bien nous défendre», confie une employée en pointant les bureaux du patron. À l’intérieur, les délégués du personnel négocient depuis plus d’une heure. Tous les grévistes attendaient cette réunion depuis cinq jours. La revendication principale ? 12 % d’augmentation plus une hausse de la prime d’équipe, « injustement basse par rapport aux entreprises de la zone, calcule Marco*, employé du stock. Chez Nokia, ils ont 25 euros de prime d’équipe. Nous : 5,48».

Ça fait environ cinq ans que ça chauffe.

En réalité, cela fait plus de cinq ans qu’ils auraient dû avoir cette discussion. Des années de «galère à boucler les fins de mois», d’« inégalités salariales», de «mépris». En 2015, Idea Optical, petite usine et point de vente de fibre optique employant moins de 50 personnes, est rachetée par un grand frère normand : Acome. Une entreprise spécialisée dans le commerce et la production de câbles de haute technicité pour l’automobile et les télécoms. Le site de Lannion passe alors de 48 à 152 employés.

Formés sur le tas

«Ça fait environ cinq ans que ça chauffe», confirme un salarié. Tout le monde se souvient de Kevin, ayant osé parler à un journaliste de Mediapart lors d’une manifestation contre la réforme des retraites. Poussé à démissionner après des pressions, selon ses anciens collègues, il n’est plus dans l’entreprise. Portés par la colère de l’injustice, les employés d’Idea Optical ont souhaité s’organiser, bien que néophytes en matière de droits des grévistes. Pour la plupart, la mobilisation contre la réforme des retraites a été leur premier essai. Alors les membres du CSE se « forment sur le tas ». Virginie*, qui en fait partie, avoue « avoir passé ses nuits à faire des recherches». Le matin des négociations, grévistes et délégués ont réfléchi ensemble à la stratégie à adopter « sur le champ de bataille » : négocier frontalement. Mais, comment faire comprendre au patron que « 12 %, c’est le minimum » ?

La réponse se lit dans les yeux furieux des six délégués du personnel lorsqu’ils sortent de l’heure et demie passée dans le bureau du directeur. La soixantaine d’employés présents à l’extérieur se ruent sur ceux qu’on nomme les « combattants », leurs représentants. La mine défaite, Michel* annonce ce qu’a proposé « papa », le directeur : « 5 % de revalorisation pour les ouvriers, 4 % pour les cadres. Une prime d’équipe passant de 5,48 à 5,94. Plus une prime d’une centaine d’euros au 1er juillet. »

En l’écoutant, les visages se ferment et l’on comprend que faire grève, ce n’est pas toujours gagner. Un silence se fait. Puis une insulte fuse. Deux. Trois. La colère s’exprime sous le choc des propositions « méprisantes ». Les représentants des salariés doivent calmer les esprits. «Il reste beaucoup à négocier. Il a essayé de nous intimider, mais nous avons encore de quoi gagner. » Dans l’ébullition, la lutte des Vertbaudet est citée en exemple : « Ils ont eu 7 % en deux mois de grève, on peut bien le faire aussi ! » « 10 % ou rien ! » lâche Matthieu*, jeune employé des stocks, larmes aux yeux. C’est la première fois qu’il fait grève. La première fois qu’il manifeste et sort du rang. Alors, «à quoi bon perdre de l’argent pendant une semaine si on n’y arrive pas !» s’exclame-t-il, très ému. L’auditoire se range à son avis et vote à main levée. Le CSE va poser un ultimatum à Franck Le Provost : «10 % ou on continue la grève. Tant pis si on bluffe. On verra bien ce qu’il nous dit. » Après les trente minutes de suspension de séance, les six « combattants » repartent dans l’ombre du bâtiment industriel, sourire crispé, sous les applaudissements.

Sur le même sujet : Victoire pour les salariées de Vertbaudet 

Un peu en retrait, des observateurs, pin’s CGT sur la veste ou parapluie couleur Solidaires, commentent les événements. Depuis ce matin, ils discutent discrètement avec les curieux et plantent quelques drapeaux au passage. Benoît Dumont est l’un d’eux. Ancien secrétaire général de la CGT Lannion, il «assiste les employés d’Idea Optical depuis des années». D’un regard paternel, il admire ses « camarades qui se prennent enfin en main », protégés de la pluie par « des barnums que la CGT leur a fournis ». Pourtant, le CSE n’a pas d’étiquette syndicale et n’en souhaite pas. Techniquement et légalement, la CGT et SUD Solidaires ne peuvent pas prendre part aux négociations des grévistes. Ces derniers confient « avoir été contactés par différents organismes », sans donner suite, par peur de la récupération. Méfiants, certains voient d’un mauvais œil le rapprochement spontané des syndicats. C’est l’avis de Marguerite*, salariée dans les bureaux, qui «ne compte pas [se] syndiquer ». Elle s’explique : « Ils sont un peu trop virulents et surtout je n’ai pas envie que ma lutte leur soit associée. » Alors que Sylvie*, opératrice, se sent « reconnaissante » envers la CGT qui « nous a bien soutenus. Ils sont dans la lutte, ils font de vraies actions, je me verrais bien chez eux ».

Reprendre la main

Les syndicats savent que la soixantaine de grévistes présents d’Idea Optical sont de futurs membres potentiels, même si, pour Benoît Dumont, «ce n’est pas la priorité. Si on avait été là plus tôt, ils n’auraient pas attendu des années avant de se mettre en grève». Se rendre indispensables, voilà l’objectif. Ils le savent, si la grève continue, les employés auront besoin de fonds pour tenir. Compte tenu des premières avancées de la négociation, les syndicats le pressentent. Alors, quand une deuxième suspension de séance avec le patron survient, ils chuchotent à l’oreille des délégués du personnel qu’ils peuvent proposer une caisse de 5 euros de l’heure pour chaque salarié gréviste adhérant au syndicat. Les membres du CSE se consultent, hésitent puis estiment que cette engageante discussion peut attendre. L’heure est à la réussite en solitaire. L’ultimatum des 10 % a été proposé au patron, qui a suspendu la séance de lui-même.

Si on avait été là plus tôt, ils n’auraient pas attendu des années avant de se mettre en grève.

Tous soulignent combien cette grève, avant même de connaître l’issue des négociations, leur aura été personnellement et intimement bénéfique. « L’unité », « la solidarité », « se dire que ce ne sont plus les patrons qui ont la main, mais nous», comprendre et s’organiser, voilà ce qu’ils ont gagné avant tout. Amanda*, jeune femme timide de la production, confie discrètement : «Maintenant, je sais qu’on sera là les uns pour les autres. »

Sans attendre la fin de la partie de palet breton, le directeur rappelle les membres du CSE ainsi que tous les employés grévistes. Une demi-heure plus tard, ils ressortent déjà. La proposition finale du patron divise : 8 % de revalorisation salariale et 9 % de revalorisation de la prime d’équipe (*). Jusque-là toujours soudés, les grévistes se retrouvent tiraillés entre l’envie d’arrêter la grève et celle de ne pas céder. Matthieu insiste : « 10 % ou rien ! », mais Mélodie*, opératrice, pense à « [ses] enfants et aux vacances qui approchent». Les grévistes votent. Les mains se lèvent majoritairement en faveur de l’arrêt de la grève et de l’acceptation des 8 %. Certains se prennent dans les bras, s’embrassent, pleurent de joie. D’autres sont déçus de ne pas avoir réussi à porter plus haut les problèmes managériaux, comme Jean*, au service des stocks, qui «regrette de ne pas en avoir plus parlé pendant la réunion ». D’un ton sage, les membres du CSE lui promettent que ce premier pas leur permettra d’en faire d’autres. Encore plus grands qu’une augmentation de 8 % ! 

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MAJ le 15/6/2023 : et non 9 euros, comme écrit par erreur.

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