Pour nos pères
Dans Tuer nos pères et puis renaître, Adrien Durand mêle avec intelligence récit autobiographique et analyses sur l’art.
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Tuer nos pères et puis renaître / Adrien Durand / Le Gospel, 192 pages, 12 euros.
Parmi les récits qui constituent Tuer nos pères et puis renaître, le nouveau livre d’Adrien Durand, se trouve un chapitre où l’auteur évoque son propre père. Alors qu’il s’apprête à rédiger l’ouvrage, pris d’une hésitation, il décide d’annoncer à ce dernier le titre qu’il envisage. Leur discussion le pousse à réévaluer l’influence de son père sur son existence, leurs points communs, et la façon dont l’auteur a souvent « marché dans ses pas sans s’en rendre compte ». Ainsi, l’analyse des pères fictionnels dont s’est doté l’auteur, et dont il tente avec ce livre de décortiquer l’œuvre et la persona, le pousse à réévaluer sa vie et ses relations avec sa famille ascendante et descendante.
Dans ses recueils de textes, Adrien Durand aime mêler histoires personnelles, pratique du récit et d’une écriture travaillée, et analyse. Longtemps organisateur de concerts, journaliste, musicien, il est devenu un chantre des entreprises éditoriales indépendantes. En 2018, il a fondé un fanzine, Le Gospel, bientôt devenu revue et maison d’éditions. Cette autonomie lui permet de publier les romans de divers auteurs et de laisser s’exprimer sa volonté d’écrire dans des ouvrages constitués de textes courts qui dialoguent de près ou de loin avec des thèmes transversaux.
Dans cette optique, Je n’aime que la musique triste (2021) proposait une réflexion sur la mélancolie. L’année suivante, Je suis un loser, baby (2022) explorait l’héritage des années 1990. Avec Tuer nos pères et puis renaître, Adrien Durand évoque les hommes qui l’ont inspiré, musiciens, cinéastes, acteurs, écrivains. Chez Al Pacino, il retient l’aura culturelle du personnage de Scarface et la manière dont celui de Serpico s’est infiltré dans sa propre vie. Chez John Cassavetes, il interroge la relation entre famille, personnages et fiction. Pour Salinger, il adopte le regard d’une femme, s’intéressant à sa maîtresse, Joyce Maynard. Avec Vincent Gallo, il imagine une drôle d’interview, toute en conflits, et pour Nicholas Ray, il part de deux photos du réalisateur pour présenter le parcours de sa fille, Nicca, perdue parmi « les mauvais garçons du Los Angeles punk ». Cette scène punk, dans son versant new-yorkais, est également présente dans un passage émouvant sur Richard Hell, dont Adrien Durand décrit les ruptures avec l’industrie musicale et le public.
Interroger les ambiguïtés
Ainsi, à travers ces portraits, il est question de rendre hommage à ces pères de substitution, de questionner leur travers et surtout d’interroger leur ambiguïté. La liste des artistes évoqués le prouve, Adrien Durand aime les personnages controversés, et ce n’est pas un hasard si récemment il a consacré un essai entier au rappeur Kanye West (1). Chez West, Durand est captivé par ce double élan qui le pousse à la fois à inventer des formes et des présentations de soi, et à incarner un conservatisme idéologique qui parfois laisse pantois. Comment comprendre ce double mouvement, que raconte-t-il de nos sociétés contemporaines, et surtout dans quel état émotionnel et intellectuel nous plonge-t-il ?
Kanye West ou la créativité dévorante, Playlist Society, 144 pages, 14 euros.
La force de Tuer nos pères et puis renaître est de prolonger cette réflexion sur l’ambiguïté en l’incarnant dans des situations. Au début du livre, Adrien Durand décrit les soirées branchées qu’il a un temps fréquentées et constate amèrement la réappropriation chez les jeunes bourgeois de figures de la culture populaire. Plus tard, il revient sur sa carrière d’organisateur de concerts et sur le comportement des musiciens à son égard jouant sans s’en rendre compte des relations de pouvoir induites par l’appartenance à une classe. L’ombre de James Baldwin plane sur le texte. Sa citation « la classe moyenne n’est jamais franche » ouvre le livre. Pour l’auteur, l’ambiguïté des trajectoires et des situations est donc souvent une affaire politique et sociale. La puissance de son livre est de démontrer que les arts et la contre-culture n’échappent pas à cette règle, et c’est lorsqu’il creuse cette question qu’Adrien Durand est le plus inspirant.