Belgrade à l’heure des exilés russes
Plus de 200 000 Russes se sont expatriés en Serbie depuis le début de la guerre en Ukraine. La plupart vivent dans la capitale, où ils tentent de s’imaginer un avenir dans ce pays très pro-Poutine.
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Tous les mardis soir, ils sont une quinzaine dans le petit café de l’association Krokodil, au cœur du quartier branché de Savamala. Ces Russes viennent apprendre le serbe, grâce aux cours du soir que donne gratuitement une de leurs compatriotes. Une fois la leçon finie, c’est au tour des membres de la Société démocratique russe de s’y réunir, pour discuter de leurs actions à venir. Ce collectif antiguerre organise régulièrement des performances artistiques au cœur de la capitale serbe.
« Nous voulons alerter l’opinion publique locale sur ce qui se passe réellement dans la Russie de Vladimir Poutine », explique Anton, la trentaine, dans un français soigné. Ce journaliste a fui Moscou en septembre 2022, dès l’annonce de la mobilisation. Après une escale de deux mois à Erevan, en Arménie, il a finalement posé ses valises en Serbie « pour quelque temps ». Sa femme est restée en Russie avec leurs deux enfants. « Ce n’est pas un voyage touristique, cet exil forcé me coûte beaucoup », insiste Anton. Faute d’argent, il partage un appartement avec d’autres Russes. « Ici, les gens croient que nous sommes tous riches, alors ils nous font payer les logements au prix fort. »
À Belgrade, les loyers ont explosé dès la première vague d’arrivées, au printemps 2022. « On a beaucoup parlé de ces hausses au début, mais ça s’est calmé », assure Peter Nikitin, le fondateur de la Société démocratique russe, installé à Belgrade depuis sept ans. De nombreux Serbes se plaignent en tout cas de ne plus pouvoir se loger dans le centre ancien parce que les prix ont doublé. Un deux-pièces s’y loue désormais autour de 600 euros, un montant supérieur au salaire moyen de nombreux habitants. Certaines rumeurs vont jusqu’à prétendre que la présence des Russes aurait contribué à exacerber l’inflation sur les produits du quotidien.
D’après les derniers chiffres officiels, plus de 200 000 Russes ont trouvé refuge en Serbie après l’invasion de l’Ukraine. Au début, c’étaient surtout des dissidents, mais ces derniers mois il y a de plus en plus de travailleurs nomades qui veulent vivre plus librement. Le pays n’avait pas connu une telle vague d’immigration depuis les guerres qui ont ravagé l’ancienne Yougoslavie dans les années 1990, quand des Serbes de Bosnie-Herzégovine et de Croatie s’y étaient précipités. Les exilés venus d’Afrique et d’Asie qui passent par la route des Balkans ont été plus nombreux, mais ils n’ont fait qu’y transiter avant de rejoindre l’Union européenne.
Visas, permis et vols directs
Si tant de Russes affluent, c’est parce qu’ils peuvent voyager sans visa et profiter des vols directs que la compagnie nationale Air Serbia maintient avec Moscou et Saint-Pétersbourg. Sur place, les autorités leur délivrent très facilement des permis de résidence, surtout pour ceux qui enregistrent une société ou s’inscrivent en tant qu’autoentrepreneurs. Il a même été envisagé de leur donner automatiquement un passeport au bout d’un an de résidence, mais Belgrade a dû faire machine arrière : la Commission européenne menaçait de suspendre l’exemption de visas Schengen pour les ressortissants serbes.
De fait, entendre parler russe dans les rues de Belgrade est devenu banal. Quelques cafés et restaurants ont ouvert et certaines librairies ont désormais un rayon spécial pour cette clientèle au pouvoir d’achat plus élevé que la moyenne serbe. Sur les murs, des affiches annoncent aussi des concerts et des spectacles en russe. Pour se rencontrer ou s’informer sur les formalités administratives en Serbie, la communauté s’organise via l’application Telegram. « Il y a des centaines de groupes. Le plus grand, sur le permis de résidence, rassemble 20 000 membres et il y en a un autre sur les transferts bancaires qui en compte plus de 8 000 », détaille Maksim, les yeux sur son smartphone.
L’influence russe est visible partout en Serbie.
Ce consultant en informatique est arrivé de Saint-Pétersbourg fin décembre 2022 grâce à l’entreprise de sa femme, une multinationale américaine, qui a organisé leur transfert. « Avant la guerre en Ukraine, nous n’avions jamais envisagé de quitter la Russie », raconte-t-il, attablé à la terrasse du Birds. Ce nouveau restaurant russe est devenu l’un des repaires de la communauté à Belgrade. « Je me sens bien ici, glisse le quadragénaire. Ce n’est pas trop occidentalisé et j’ai plus l’impression d’avoir changé de ville que de pays. »
Maksim et sa femme ont fait venir presque toutes leurs affaires de Russie et ils envisagent de s’installer à long terme. « L’accueil est très chaleureux, il n’y a aucune hostilité envers les Russes. C’est très appréciable, surtout dans le contexte actuel. » Comme la grande majorité des exilés russes de Belgrade, Maksim préfère ne pas parler politique, de peur de possibles représailles pour ses proches restés en Russie. C’est tout juste s’il avoue se sentir « mal à l’aise » à la vue des nombreux « Z » tagués sur les murs de Belgrade, symbole du soutien à l’armée russe. « Ce sont des actes isolés », se persuade-t-il.
« L’influence russe est visible partout en Serbie », nuance Peter Nikitin, l’un des rares à oser prendre publiquement position malgré les menaces dont il fait l’objet. Dans le centre de Belgrade, une immense affiche de Gazprom l’assure : la Serbie et la Russie sont « ensemble ». En 2009, le géant russe des hydrocarbures est devenu l’actionnaire majoritaire de la compagnie pétrolière nationale et son logo s’affiche en gros sur le maillot de l’Étoile rouge de Belgrade, le plus grand club de foot serbe.
Belgrade, nid d’espions
Après avoir été bannie de l’Union européenne, la chaîne d’information continue RT, connue pour assurer la propagande du Kremlin, a ouvert à l’automne 2022 une antenne régionale en serbe qui couvre toute l’ancienne Yougoslavie. « Nous n’étions probablement attendus nulle part dans le monde autant qu’ici », se félicitait Margarita Simonyan, sa rédactrice en chef, au moment du lancement. Avant d’inviter ses « frères serbes » à regarder RT Balkan. La chaîne exalte la vieille fraternité slave et orthodoxe, celle que la Russie tsariste mettait déjà en avant au XIXe siècle pour soutenir l’indépendance de la Serbie et mieux affaiblir son rival ottoman.
Côté serbe, ce souvenir a été revitalisé au moment de l’éclatement de la Yougoslavie. La Russie ne s’est jamais associée aux sanctions internationales contre le régime nationaliste et autoritaire de Slobodan Milošević avant de s’opposer aux bombardements de l’Otan en 1999 durant la guerre au Kosovo. Depuis, Moscou a toujours refusé de reconnaître l’indépendance de l’ancienne province serbe, un soutien précieux du fait de son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies. Pour deux tiers des Serbes, la Russie serait ainsi le « meilleur ami » de leur pays.
« La plupart des Russes ne connaissaient rien à la Serbie en arrivant », souligne Peter Nikitin. « Ils ont été très surpris de voir à quel point les gens plébiscitent Poutine. » Plusieurs grandes manifestations orchestrées par l’extrême droite ont eu lieu à Belgrade pour défendre l’invasion de l’Ukraine, et des magnets ou des t-shirts à l’effigie du maître du Kremlin se vendent dans les échoppes touristiques.
Quant au président serbe, Aleksandar Vučić, il continue de jouer les équilibristes, refusant de s’associer aux sanctions occidentales contre Moscou tout en assurant vouloir intégrer l’Union européenne. Les pressions de Bruxelles pour que la Serbie s’aligne progressivement sur la politique étrangère et de sécurité de l’Union et sur ses décisions n’ont pas eu d’effet pour l’instant.
« Belgrade a pris des airs de Casablanca ces dernières semaines », ironisait plutôt l’homme fort de Belgrade devant ses services de renseignement, en octobre 2022. Une allusion au classique de 1942, dans lequel Michael Curtiz filme la ville marocaine, contrôlée par Vichy, grouillante d’espions et de réfugiés. Depuis, une enquête de Radio Free Europe a révélé comment la Serbie est devenue une terre d’accueil pour les espions russes agissant sous couverture diplomatique.
Belgrade a pris des airs de Casablanca ces dernières semaines.
Les historiens comparent surtout la situation actuelle à celle d’après la révolution d’octobre 1917, quand des dizaines de milliers de Russes blancs s’étaient installés dans la capitale du tout jeune royaume des Serbes, Croates et Slovènes, fuyant l’arrivée au pouvoir des bolcheviks. Durant l’entre-deux-guerres, cette intelligentsia fortunée a contribué à en changer le visage. L’église de la Sainte-Trinité, dans le parc de Tašmajdan, en est l’un des plus fameux exemples.
Un siècle plus tard, l’histoire semble se répéter. La très libérale Première ministre présente ainsi l’afflux de jeunes Russes très qualifiés comme « une aubaine pour l’économie serbe ». Constatant qu’ils « ne sont pas les bienvenus ailleurs », Ana Brnabić veut même en attirer encore davantage. « Les Russes espèrent s’offrir une nouvelle vie ici, confirme Maksim avant de prendre congé. Beaucoup auraient sûrement préféré aller autre part, mais c’est l’endroit le plus acceptable qu’ils aient trouvé pour sauver leur peau. »