Ce que nous dit le drame d’Annecy
L’attaque au couteau d’enfants à Annecy a donné lieu à un concours de récupération politique. Mais si l’on veut absolument politiser ce qui a tout, à ce stade, d’un dramatique fait divers, c’est plutôt du côté de la faiblesse de l’accompagnement psychiatrique qu’il faut se tourner.
dans l’hebdo N° 1762 Acheter ce numéro
C’est dans des circonstances comme celles-ci que certains politiques nous disent ce qu’ils sont vraiment. Après l’attaque au couteau contre des enfants en bas âge dans un espace de jeu d’Annecy, et alors que le pays était saisi d’effroi, ils ont été quelques-uns à penser, et à laisser échapper, l’indicible : « Quel profit vais-je bien pouvoir tirer de ce drame ? » On a entendu Éric Zemmour douter que l’assaillant syrien fût chrétien (un Arabe avec un couteau, ça ne peut être qu’un musulman…), on a vu Éric Ciotti convoquer une conférence de presse, puis l’annuler quand il a su que l’assaillant n’avait pas la bonne religion, Olivier Marleix dénoncer « l’islamisme conquérant » et Laurent Wauquiez insister lourdement sur l’urgente nécessité de « se poser des questions ». Tous s’empressant de corréler ce drame à la question de l’immigration. Marine Le Pen n’est plus seule.
Faut-il que tout, toujours, ait un sens ? Les faits divers, ça existe. L’insensé aussi.
Quant à la macronienne Aurore Bergé, voyant midi à sa porte, elle a tenté d’exploiter la situation pour faire taire l’opposition sur la réforme des retraites. Je ne veux même pas parler ici des groupuscules d’extrême droite qui sont allés hurler leur haine de l’étranger sur les lieux de l’attentat. Et dans la trop longue liste de ceux qui auraient mieux fait de se taire, il faut aussi citer Gérald Darmanin, auteur de cette perle : « La folie est une excuse trop facile. » Mais qui parle d’excuse ? Quant à Emmanuel Macron, en dénonçant la « lâcheté » de l’homme au couteau, il a, dans un réflexe pavlovien, convoqué le lexique de l’attentat terroriste.
Les journalistes n’ont pas été exempts de reproches non plus, répétant pendant plusieurs jours que « l’on ignore le mobile de l’assaillant ». Quel mobile attendre quand la procureure de la République a déjà déclaré qu’il n’y avait pas de mobile terroriste, et qu’il était assez évident qu’il n’y en aurait pas ? Faut-il que tout, toujours, ait un sens ? Quand il va poignarder un enfant dans un landau, ce Syrien chrétien n’est ni essentiellement syrien ni essentiellement chrétien. Les psychiatres diront quelle bouffée délirante s’est emparée de lui. De quelle « décompensation psychique » il a soudain été le jouet. L’innocence absolue des victimes, le caractère paisible du lieu diront peut-être quelle image du bonheur ce personnage a voulu détruire. Les faits divers, ça existe. L’insensé aussi.
Le 12 septembre dernier, dans un lycée de Caen, un adolescent de 15 ans avait poignardé son enseignante parce que, a-t-il dit, une voix lui intimait l’ordre de tuer un professeur. Et le 22 février, dans un lycée de Saint-Jean-de-Luz, un adolescent de 16 ans, qui s’est ensuite dit « possédé », avait poignardé à mort sa professeure d’espagnol. Ici, point de migrant, ni de Syrien. Ce vide de sens, nous peinons tous à l’accepter. Et tout n’est pas toujours politisable. Ce qui est vrai, s’agissant de l’affaire d’Annecy, c’est que les migrants, mais aussi tous ceux qui vivent dans la rue, connaissent plus que d’autres des états de fragilité psychique.
Cela s’explique par ce que les psychiatres appellent « le parcours de vie ». On ne traverse pas sans dommage la guerre, les viols, les persécutions vécus dans le pays que l’on fuit, et bien souvent encore sur la route de l’exil, ni les frustrations causées par des refus administratifs. Cela n’en fait pas pour autant des assassins. Si l’acte n’a pas de sens, il n’est pas sans explication. Mais l’explication sera la tâche du psychiatre, pas celle de Darmanin. Si l’on veut absolument politiser l’effroyable drame d’Annecy, c’est donc du côté de la faiblesse de l’accompagnement psychiatrique qu’il faut se tourner. Rendons hommage à l’insoumis Éric Cocquerel, qui a été le premier, sinon le seul, à l’avoir dit (France Info, le 10 juin).
C’est du côté de la faiblesse de l’accompagnement psychiatrique qu’il faut se tourner.
Combien de malades, faute de places, sont renvoyés dans la rue ? Et combien de migrants ne peuvent bénéficier d’aucune prise en charge ? (1) On pressent la riposte de la droite à la veille d’un énième débat sur l’immigration : si les migrants sont plus vulnérables que les autres, fermons nos frontières. Mais c’est à la souffrance qu’ils sont vulnérables, pas au crime. La suite irait de soi. Il faudrait rendre invisibles nos pauvres par quelque système raffiné d’isolement et de réclusion. Une fois de plus nos politiques de droite, cyniques et obscènes, ont montré qu’ils sont incapables de penser la société autrement qu’en termes de répression.
La Croix a publié le 12 juin un remarquable dossier : « Le suivi psychiatrique des réfugiés en question ».
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