Des girafes au palais
Dans son exposition « Nature des fonds à dos de girafe » au Musée des Archives nationales, l’artiste plasticien Johnny Lebigot convoque ses archives personnelles faites de matières organiques végétales et animales mortes. Entre le faste et le rebut, la rencontre est d’une grande intelligence et délicatesse.
dans l’hebdo N° 1762 Acheter ce numéro
Nature des fonds à dos de girafe /Musée des Archives nationales / Paris.
Depuis presque vingt ans, Johnny Lebigot compose à partir de matières mortes des paysages superbes et complexes, dans lesquels l’imaginaire du spectateur est invité à s’aventurer. Faites de feuilles, de fleurs, de squelettes d’animaux de mer ou de terre, d’écorces de fruits et toutes autres sortes de choses que l’artiste a appris à collecter, ses installations peuvent faire office de décor pour des films ou des spectacles – au Festival off d’Avignon, cet été, on peut par exemple découvrir sa scénographie pour S’enfouir, d’Aline César (1). Elles peuvent s’inscrire dans un projet de recherche, de création et de transmission, comme à l’Agro campus de Saint-Germain-en-Laye, où le plasticien travaille depuis 2020. Et, le plus souvent, elles se donnent à apprécier dans le cadre d’expositions. Mais même dans ce cas, Johnny Lebigot et ses drôles de mondes pratiquent l’art de la rencontre.
S’enfouir d’Aline César / du 7 au 26 juillet à 17 heures au 11·Avignon.
L’exposition au Musée des Archives nationales, à Paris, « Nature des fonds à dos de girafe », témoigne avec grâce de la forte part relationnelle du travail de Johnny Lebigot. Tendu au-dessus du grand escalier de l’hôtel de Soubise, le ciel qui accueille le visiteur renseigne sur le rapport de l’artiste avec le lieu. Discrète composition de roses trémières séchées, de sphères d’asparagus, de papillons et de bien d’autres spécimens plus ou moins transformés par les mains de l’homme, cette voûte donne à voir plus qu’elle ne cache les peintures guerrières qui recouvrent le plafond. L’observateur attentif pourra distinguer dans cette installation suspendue le « A » de « Archives ». Les connaisseurs de Johnny Lebigot pourront aussi reconnaître des objets issus d’expositions précédentes ou inspirés par elles. Johnny Lebigot a sa pratique personnelle de l’archive. D’où la grande pertinence de son geste dans cet hôtel particulier au décor luxueux, a priori pourtant éloigné des rebuts et débris qui font le bonheur de l’artiste.
Les histoires des gens
Dans la chambre d’apparat, une magnifique table Boulle sert de cadre à la plus imposante des nombreuses œuvres d’échelles diverses présentes dans la pièce. Dans une dominante rouge qui fait écho à la couleur des murs, cette structure où dominent de nouveau les roses trémières – provenance : le jardin de la mère de Johnny – abrite toutes sortes de formes phalliques en référence aux viols de Jupiter représentés sur des peintures. Ailleurs, des orchidées passées questionnent le luxe de l’endroit, tout en donnant à voir sa splendeur. Les structures de bois assez brutes ou les racines qui soutiennent les œuvres de l’artiste rappellent les origines naturelles des plus belles dorures, des sculptures les plus sophistiquées. Avec son vocabulaire organique, Johnny Lebigot invite la simplicité au cœur du grand luxe.
En mêlant le modeste au faste, le créateur dit aussi ses propres origines populaires.
En mêlant le modeste au faste, le créateur dit aussi ses propres origines populaires, ancrées du côté de la Normandie, entre bocage et baie du Mont-Saint-Michel, d’où vient par exemple une partie de l’argile recouvrant plusieurs créatures. Selon ses termes, il convie au palais la table en formica de son enfance, qu’il ne cesse de réveiller à travers ses mondes où il rassemble dans un seul élan tous les acteurs des lieux qu’il investit, de leur personnel d’accueil et de ménage jusqu’à la direction.
L’enfance est aussi là dans les relations incongrues qu’établit Johnny Lebigot entre des choses qui, sans lui, n’avaient guère vocation à se croiser. Faites sculptures, les échelles des Grands Dépôts des Archives nationales qui ponctuent le parcours du visiteur côtoient ainsi avec le plus grand naturel Zarafa, la première girafe ramenée d’Égypte en 1826, dont parlent bien des livres de l’époque. Mêlant ces éléments à ses propres fonds qu’il connaît jusqu’au moindre cocon, au pic d’oursin près, Johnny Lebigot aime à y faire naître des vies toujours nouvelles. Collectant les histoires des gens autant que leurs trouvailles, il en nourrit aussi ses espaces, qui sont un peu des utopies.