Immigration : la gauche cherche sa voix
À quelques semaines de la présentation du projet de loi de Gérald Darmanin sur l’asile et l’immigration, la gauche est attendue au tournant. Souvent jugée non crédible et taxée de laxiste sur le sujet, la gauche saura-t-elle enfin faire valoir ses propres positions ?
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Estelle Youssouffa, l’électron libre radical de Mayotte La gauche de Mayotte face à Wuambushu Benoît Hamon : « L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire des migrations »Est-ce du désintérêt ? La crainte de heurter ses électeurs ? Alors que le gouvernement et la droite affichent leurs projets, toujours plus répressifs, pour tenter d’enrayer l’arrivée de nouveaux migrants, alors que l’extrême droite et des médias avides de sensationnalisme s’emparent de tous les faits divers pour asseoir un discours xénophobe et sécuritaire sur la peur, la gauche paraît aux abonnés absents. Presque inaudible sur l’immigration, sujet sur lequel elle est accusée de laxisme. Au mieux sur la défensive, comme si elle était réduite à ne se positionner qu’en fonction de l’agenda de ceux qui activent la peur des étrangers.
Un constat injuste pour les élus de la Nupes que nous avons interrogés. « Nous avons interpellé plusieurs fois Gérald Darmanin en commission et par des interventions à l’Assemblée nationale », se défend Benjamin Lucas, député des Yvelines (Génération·s) et chef de file du groupe écologiste sur le futur projet de loi des ministres de l’Intérieur et du Travail. « On a eu en décembre, à l’Assemblée nationale et au Sénat, des débats généraux (sans vote) sur la politique d’immigration et d’asile, qui ont été l’occasion pour nous d’affirmer nos grands principes et les trajectoires qu’il faudrait suivre », rappelle quant à lui Boris Vallaud, le président du groupe des députés socialistes.
« Dire que la gauche ne dit rien, ce n’est pas vrai », s’insurge Danièle Obono. La députée (La France insoumise) de Paris garde un souvenir amer de la précédente loi asile et immigration en 2018 : son groupe avait alors « présenté une brochure qui rassemblait ce qu’[il] défendait face à la loi Collomb, cela n’a intéressé personne ». Plus tard, se souvient-elle, « on a mené une campagne pour un accueil digne ; on s’était rendu dans les zones d’attente », en ne suscitant qu’une identique indifférence médiatique. Ces derniers mois, la gauche a pourtant délaissé ce terrain. Les socialistes, qui avaient engagé « un travail d’auditions important de spécialistes du droit des étrangers, de sociologues, d’historiens, de démographes et d’élus locaux », en prévision de la bataille annoncée sur une nouvelle loi – la 29e en quarante ans ! – portée par Gérald Darmanin et Olivier Dussopt, reconnaissent avoir « concentré toutes [leurs] forces » sur la bataille des retraites. De toute façon, « rien d’autre n’était audible », explique Boris Vallaud.
Un point de vue partagé par l’ensemble des forces de la Nupes. Ian Brossat y ajoute une considération supplémentaire. Le porte-parole du PCF « assume le fait de ne pas mettre l’immigration au cœur du débat politique », parce qu’il est pour le gouvernement « un moyen de détourner du débat sur les retraites et les conséquences de l’inflation ». L’élu parisien admet que « tous [sont] travaillés par une hésitation tactique entre la nécessité de répondre pied à pied aux provocations de la droite et de l’extrême droite, et ne pas entretenir la polémique pour éviter que tout le débat tourne autour de ces questions ». Le souci est louable, mais quand les droites et les extrêmes droites, dans une surenchère perpétuelle, squattent les médias pour attribuer aux étrangers toutes sortes de problèmes, du chômage au terrorisme en passant par l’insécurité, le manque de logements ou la crise des services publics, est-il judicieux de ne pas répliquer ?
Il nous faut aller à contre-courant de dizaines d’années d’amalgames, de visions biaisées et de contre-vérités.
Il y a un an, le programme de gouvernement de la Nupes listait onze mesures d’une « politique migratoire humaniste et réaliste » en rupture avec la pente suivie depuis trente ans avec plus ou moins de zèle par les gouvernements de droite comme de gauche (du PS). Sauf à les avoir oubliées, la gauche a donc bien des choses à dire et des propositions à faire. Qui s’appuient « sur ce que proposent les associations depuis longtemps », précise Danièle Obono, pour qui « la gauche est plus large que les partis » et inclut « les mouvements de solidarité ». « Est-ce que c’est simple ? Non, puisqu’il nous faut aller à contre-courant de dizaines d’années d’amalgames, de visions biaisées et de contre-vérités », admet-elle toutefois.
Les thèmes de l’adversaire
Benjamin Lucas, voit « deux écueils » à éviter. Le premier, c’est « la tendance à reprendre les termes et thèmes de l’adversaire ». Carole Delga, la présidente de la région Occitanie, en fournit un exemple : « Aujourd’hui, déclare-t-elle le 7 juin sur France Info, on a des OQTF [obligations de quitter le territoire français] qui sont beaucoup trop faibles. […] Quand il y a une décision de justice, elle doit s’appliquer, nous sommes dans un État de droit. » Le second consiste à penser qu’« on n’est pas assez fort et qu’il vaut donc mieux mettre le sujet sous le tapis ».
En avril, une note de la Fondation Jean-Jaurès rédigée par Adélaïde Zulfikarpasic, directrice générale de BVA France, a fait état d’un durcissement de l’opinion. Et pas seulement de la droite. « Les sympathisants de gauche sont désormais près d’un sur deux à estimer qu’il y a trop d’immigrés en France », constate-t-elle. C’est 21 points de plus qu’en 2018 ! « La droite et l’extrême droite ont gagné la bataille culturelle », commente, fataliste, le communiste Ian Brossat. Pour la gauche l’alerte est rude. Contre les « fantasmes » et les « biais de perception », Boris Vallaud rêve d’un Giec des migrations. Un sondage national sur la connaissance et le regard des Français sur l’immigration, réalisé début mai par Occurrence pour le nouveau Musée national de l’histoire de l’immigration, montre nettement que plus la connaissance est faible (voire erronée), plus les opinions sont en défaveur de l’immigration.
« Il est temps d’affirmer une vision forte et de remettre un peu de vérité dans ce débat », clame Benjamin Lucas. « Cela fait trente ans que le FN mène le débat, rappelle cet ancien président du Mouvement des jeunes socialistes qui a suivi Benoît Hamon. Cela a commencé quand Laurent Fabius a déclaré que “l’extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions”. » C’était dans l’émission politique phare d’Antenne 2, devenue France 2, le 5 septembre 1984, et ce député trentenaire n’était pas encore né.
Cela fait trente ans que le FN mène le débat.
Le propos a le mérite de convoquer l’histoire de la gauche sur une question qu’elle a abordée pour le meilleur et le pire. Le meilleur quand, à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, elle choisit de régulariser 130 000 étrangers en situation irrégulière, facilite l’accès au marché du travail et le regroupement familial, instaure la carte de résident valable dix ans et renouvelable de plein droit. Le tournant avec la politique d’immigration très restrictive conduite depuis 1974, en réponse à la première crise pétrolière, est d’autant plus notable que le PCF n’était pas le dernier à lier immigration et chômage. « Il faut stopper l’immigration officielle et clandestine, assénait Georges Marchais, son secrétaire général, le 6 janvier 1981. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés. »
Raidissement
Mais la parenthèse aura été de courte durée. Dès 1983, les premiers signes d’un raidissement apparaissent. De Michel Rocard, déclarant en 1989 « nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester une terre d’asile politique […] mais pas plus », à Manuel Valls estimant à Munich en février 2016, contre Angela Merkel, que « l’Europe ne peut accueillir davantage de réfugiés », les socialistes au pouvoir ont multiplié les mesures répressives pour se dédouaner de l’accusation de laxisme.
Un passé dont nos interlocuteurs annoncent s’affranchir, estimant qu’« il faut assumer de ne rien céder au discours dominant » (Danièle Obono), que « chercher à être dans une espèce d’équilibre entre humanité et fermeté est une foutaise » (Benjamin Lucas). Comme le socialiste Boris Vallaud, Fabien Roussel « souhaite que tous les immigrés aient les mêmes conditions d’accueil que les réfugiés ukrainiens, que nous avons eu raison d’accueillir », et réclame dans un récent discours que « la gauche porte des propositions fortes ensemble ». Acceptons-en l’augure. Pour l’heure, le Parti socialiste et La France insoumise annoncent chacun qu’ils présenteront début juillet leurs propositions. Elles dicteront leur réaction au projet de loi que le gouvernement devrait adopter avant les vacances pour un examen parlementaire à la rentrée. Et les termes d’un discours commun attendu.