« La nostalgie, ce n’est pas pour nous »

Vingt-cinq ans après sa sortie, Jeanne et garçon formidable, d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, retrouve le chemin des salles dans une version restaurée. Une comédie musicale qui a gardé toute sa fraîcheur, sa fantaisie, sa charge politique et sa ­gravité.

Christophe Kantcheff  • 13 juin 2023 abonné·es
« La nostalgie, ce n’est pas pour nous »
"La mort est une réalité de l’existence, nos films n’ont pas peur d’en parler et de la montrer, mais c’est la vie seule qui nous intéresse."
© Malavida Rememora

Pour quelles raisons un film ne vieillit-il pas ? Vingt-cinq ans après sa sortie, en avril 1998, Jeanne et le garçon formidable a gardé tout son éclat et sa modernité. Sans doute parce que sa singularité lui a permis de s’extraire de la gangue de son époque. Le réel n’y est pourtant pas absent. Au contraire, il innerve le film, en est sa chair : Jeanne (Virginie Ledoyen) tombe amoureuse d’Olivier (Mathieu Demy), malade du sida. Or l’action se déroule avant l’arrivée des trithérapies, les patients atteints du VIH mouraient en masse.

Mais Olivier Ducastel et Jacques Martineau, dont c’était le premier long-métrage, et qui signeront plus tard Crustacés et coquillages (2005) ou Haut perchés (2019), leur dernier film en date, avaient décidé de faire de cette histoire d’amour et de mort une comédie musicale, où le tragique rencontre la pleine fantaisie. Jeanne et le garçon formidable n’est pas un film comme un autre pour Politis puisque nous avions choisi de le mettre en une du journal tant il nous semblait capital. Un quart de siècle plus tard, en reparler avec ses réalisateurs s’imposait.

Couverture Politis 492 Jeanne et le garçon formidable
En avril 1998, Politis mettait le film en couverture de son numéro 492.

D’où vous est venu le désir de faire, pour votre premier long-métrage, une comédie musicale ? Et qui plus est une comédie musicale avec le sida en arrière-fond ?

Olivier Ducastel et Jacques Martineau : Parlons d’évidence. Pour tous les deux, la comédie musicale était une forme qui s’imposait. Le sida, lui, était dans nos vies depuis largement plus d’une décennie. L’engagement militant aussi. On fait, on doit faire un premier film avec une matière intime : pour nous, c’était le chant, la musique, la danse et le sida. Et, bien sûr, parce qu’à l’époque on ne pouvait pas dire ouvertement que Jacques Demy était mort du sida en 1990, une comédie musicale sur cette maladie pour affirmer combien nous aimions son cinéma, c’était une évidence.

Une idée est très présente dans Jeanne et le garçon formidable : l’amour n’est pas plus fort que la mort. Pourquoi ?

Parce qu’il nous paraissait important de lutter contre un certain romantisme mal compris qui sous-tendait la majorité des représentations du sida à l’époque. Le film tient un discours militant d’une grande simplicité. Vivre, aimer, faire l’amour sont des choses exquises et désirables ; mourir du sida n’a rien de romanesque. Autrement dit : protégez-vous ! Face à la mort, l’amour, en définitive, n’est pas d’un grand secours. Il vaut sans doute mieux mourir entouré de l’amour de nos proches, mais ça ne nous sauvera pas. Nous voulions, nous le voulons toujours dans notre cinéma, amener nos spectateurs à regarder la vie et refuser la fascination pour la mort qui hante de trop nombreuses fictions. La mort est une réalité de l’existence, nos films n’ont pas peur d’en parler et de la montrer, mais c’est la vie seule qui nous intéresse. Nous aimons beaucoup une des traductions possibles du célèbre « To be or not » : il n’est pas impensable que Shakespeare ait écrit quelque chose de moins banal que ce que donne la traduction habituelle. Non pas « être ou ne pas être, là est la question », mais « être ou n’être pas ? Être : voilà la question. » En gros : c’est vivre qui importe ; la mort, elle, s’impose et n’a pas besoin de nous.

Il y a sans doute plus de conformisme aujourd’hui, pas tant moral que narratif.

Tous les comédiens sont excellents, en particulier Virginie Ledoyen, dont l’énergie juvénile éclate à l’écran. Que retenez-vous de ce travail avec les acteurs et les actrices ?

D’abord et avant tout une leçon de modestie. Nous avons travaillé avec des comédiens qui, même plus jeunes que nous, avaient une expérience très largement supérieure à la nôtre. Virginie en était au moins à son dixième long-métrage : elle en savait bien plus long que nous tant sur les réalités d’un tournage que sur elle-même et son image. Il faut savoir faire confiance. Le travail avec les acteurs est une chose à la fois simple et complexe. Simple parce qu’ils connaissent leur métier. Complexe parce qu’on a quand même une idée et qu’il ne faut pas l’imposer, mais, dans le travail, tenter de faire coïncider nos images mentales et les représentations que les comédiens se font de leur personnage, de la scène et parfois de l’ensemble du film. Il faut aussi savoir accueillir une proposition qui nous bouscule. Avec un acteur comme Jacques Bonnaffé, qui avait un métier incroyable, il fallait accepter d’être déstabilisé. Ce n’était pas si facile. Tout le monde ne dirige pas les comédiens de la même façon. Pour nous, le travail consiste d’abord et avant tout – c’est ce que nous avons mis au point sur ce premier film – à établir sur le plateau les meilleures conditions possibles pour que les comédiens puissent aller au bout de leur idée et, surtout, à regarder. Sur Jeanne…, nous avons compris qu’être deux à regarder les comédiens était un atout véritable.

Jeanne et le garçon formidable

La musique du film, signée Philippe Miller, multiplie les styles et les genres différents. Qu’est-ce qui, selon vous, en fait l’unité ?

Nous n’étions pas du tout obsédés par l’idée de produire un effet d’unité. Sans doute était-ce, d’une façon plus ou moins consciente, pour marquer notre différence avec l’univers des films de Jacques Demy. C’était aussi pour que le film renvoie davantage à la diversité des « bandes-son » de nos vies : en général, nous écoutons (ou entendons) des musiques de styles très divers. Pourquoi faudrait-il qu’une comédie musicale veuille mettre de l’ordre dans notre réel qui s’accommode très bien de l’éclectisme ? Cela dit, Philippe Miller, comme tout vrai compositeur, a une patte particulière qu’on reconnaît d’un morceau à l’autre, si différent qu’en soit le style. Nous avons aussi posé avec lui un principe musical simple qui contribue à cette unité : jamais les instruments ne reprennent la mélodie chantée. Ce n’est sans doute pas sensible à une première écoute, car on est évidemment aimanté par le chant et le texte, mais, dans les faits, les instruments développent tout au long du film un discours qui leur est propre, ils vivent leur propre vie musicale. La chanson du « Petit-Déjeuner au lit » est l’exemple le plus intéressant. C’est une chanson d’amour insouciante et joyeuse, la mélodie est facétieuse avec ses vers brisés, mais ce que joue l’orchestre est d’une grande mélancolie. C’est donc cette partition, à l’identique, que nous avons mise sur les dernières images du film et le générique. Dépouillée de sa mélodie chantée, cette page devient une chose déchirante. L’effet obtenu tient aussi pour beaucoup au fait que la musique renvoie au moment le plus beau de la passion amoureuse naissante quand tout est définitivement terminé.

L’épidémie de sida a été jugulée avec l’arrivée des trithérapies. Le sida est-il une affaire réglée, au moins dans les pays occidentaux ?

Évidemment pas. Le plus gros de la crise est passé, mais le virus est encore là et le nombre de contaminations, en particulier chez les jeunes gens, ne baisse pas. Non seulement on meurt encore du sida, mais prendre un traitement à vie n’est clairement pas une perspective souhaitable. Souvent, même, les cas de séropositivité sont détectés à un stade déjà avancé de l’infection, ce qui est évidemment dommageable pour la santé et problématique en termes de diffusion du virus. Il n’est pas difficile de pointer ici du doigt la démission des pouvoirs publics dans le domaine de la prévention. Mais nous pensons aussi que la crise du sida aura été un grand révélateur de l’influence des inégalités et des discriminations sur la santé des individus et sur leur capacité à faire face. Bien sûr, toutes les grandes épidémies historiques ont montré que les plus faibles socialement et les plus pauvres étaient toujours les premières victimes, mais, dans la crise du sida, il y a eu l’empowerment, cette volonté, à l’origine dans la communauté gay états-unienne, de reprendre le pouvoir sur l’épidémie, de ne plus être des victimes en attente d’un secours et de devenir les acteurs conscients, éclairés, de la gestion de cette crise. Cela a profondément modifié un certain nombre de rapports de force, même si la crise du covid semble avoir remis un peu trop de pouvoir entre les mains des institutions médicales et gouvernementales.

Non seulement on meurt encore du sida, mais prendre un traitement à vie n’est clairement pas une perspective souhaitable.

Entre la France de la fin des années 1990 et celle d’aujourd’hui, quelle évolution voyez-vous ?

Sommes-nous les mieux placés pour proposer ce genre d’analyse ? À notre échelle, il nous semble que la profonde pénétration des idées néolibérales dans toutes les couches de la société et dans l’ensemble de l’Europe, l’échec, en France, du dernier quinquennat « socialiste » ont fermé les portes de l’alternance politique. La Nupes est un espoir, mais encore bien fragile. La crise écologique qui s’est accentuée, et dont la profondeur s’est révélée au cours de ce quart de siècle, devrait en bonne logique changer la donne, mais il devient difficile de croire que les politiques seront capables de réagir avec la rapidité nécessaire. À ce tableau franchement peu joyeux s’ajoute la montée des extrêmes droites dans l’Europe entière (et largement au-delà). Nous avons toujours eu à cœur de dénoncer dans nos films la menace que constituaient le Front national et toute la mouvance nationaliste ; au moment de la sortie de Drôle de Félix, en 2000, notre deuxième film, certains ont trouvé que c’était un peu facile, comme ils avaient pu juger ridicule la décision de Patrick Bruel de boycotter les villes FN en 1995. Une partie de la classe politique et de l’opinion a sous-estimé ce danger. Nous en payons lourdement les conséquences. Ce bilan pourrait faire un peu vieux cons ! Sauf que nous refusons le discours du « c’était mieux avant ». Ce présent est le nôtre et, même s’il a bien des aspects déplaisants, il nous faut le vivre, et le vivre du mieux possible.

Pensez-vous qu’il serait encore possible de faire aujourd’hui un premier film tel que Jeanne et le garçon formidable ? Que pensez-vous de ce que Justine Triet a déclaré dans son discours lorsqu’elle a reçu la Palme d’or ?

Nous pensons qu’il est toujours possible de passer entre les gouttes ; pas facile, mais possible. . Il y a cependant sans doute plus de conformisme aujourd’hui, pas tant moral que, disons, narratif, dont il est difficile de dire d’où il vient : l’influence des grands gourous états-uniens du scénario, l’influence des séries et d’une écriture très standardisée, la crainte des financiers devant tout ce qui les dépasse un peu ? De ce point de vue, il est impossible de n’être pas en accord avec le discours de Justine Triet, dont il faut aussi saluer l’extrême sang-froid : prendre le risque de « gâcher la fête » au moment de recevoir le prix dont tout réalisateur rêve demande un sacré cran. Oui, bien sûr, elle a raison et toute la profession le sait. Notre système tient encore, mais on sent qu’il n’est pas vraiment du goût de la Macronie. C’est un danger majeur pour les jeunes réalisatrices et réalisateurs.

Sur le même sujet : Les vérités en or de Justine Triet

Que représente pour vous la ressortie du film vingt-cinq ans après ?

Quelque chose de tout à fait improbable et nullement anticipé. Le film n’avait jamais vraiment disparu, pour nous du moins, car nous l’avons montré de façon régulière depuis vingt-cinq ans. Ce qui change, c’est d’abord qu’il s’agit d’une copie 4K (2) d’une splendeur dont nous ne nous lassons pas, et ensuite qu’en retrouvant le chemin des salles au même titre qu’un film de l’année il pourra peut-être rencontrer de nouveaux spectateurs, dont certains plus jeunes que lui. C’est la possibilité d’une nouvelle lecture du film dont nous sommes extrêmement curieux. On l’aura compris : la nostalgie, ce n’est pas pour nous.

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(1) Norme signifiant une image de très haute définition.

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Cinéma
Temps de lecture : 12 minutes