La Méditerranée, Styx européen
Le naufrage ayant coûté la vie à au moins 78 personnes au large des côtes grecques le souligne plus que jamais : l’Europe, par sa politique migratoire, guide par milliers des hommes, femmes et enfants vers une mort de plus en plus certaine. Ses responsables sont les véritables passeurs.
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Vite, arrêtons les passeurs ! Pointons du doigt ces businessmen macabres. Ce sont eux les vrais responsables du naufrage du chalutier ayant entraîné la mort de 78 personnes et la disparition de centaines d’autres ! L’entreprise est facile – elle est déjà en cours puisque les autorités portuaires grecques ont annoncé, jeudi 15 juin, avoir interpellé neuf individus.
Habituel et dernier acte de cette « tragédie », « l’une des plus dévastatrices en Méditerranée en une décennie », selon les mots de l’Organisation internationale pour les migrations : les autorités compétentes en matière de secours en mer désignent leurs boucs émissaires. Elles transforment le drame en sinistre pièce de théâtre où chacune joue son rôle à la perfection. L’agence Frontex, dont un avion avait repéré l’embarcation chargée de plus de 750 passagers, se dit « profondément émue par ces événements tragiques » ; les chefs d’État européens se figent dans un silence coupable ; et aucun membre du gouvernement grec ne parle de pushbacks, cette manœuvre qui consiste à refouler les exilés plutôt que de les sauver.
Mais en fermant la frontière entre la Grèce et la Turquie, où l’Europe sous-traite la gestion des candidats au départ, en renvoyant en mer, entre 2020 et 2022, près de 30 000 personnes dans des canots sans moteur – comme l’observe en Méditerranée orientale le groupe de recherche Forensic Architecture –, ou en jetant 185 000 personnes dans le cauchemar libyen par l’intermédiaire de garde-côtes locaux qu’elle participe à financer depuis 2017, l’Union européenne n’assume pas son vrai rôle.
Les humanitaires voient se dresser devant eux les murs des législations nationales.
À la manière de Charon, l’homme qui conduit les défunts vers les Enfers en traversant le Styx, dans la mythologie grecque, l’Europe guide par milliers ces hommes, ces femmes et ces enfants vers une mort de plus en plus certaine. Les responsables de cette politique sont les véritables passeurs. Ils sont ceux qui poussent la barque de fortune vers son dernier voyage. À la différence près que Charon menait dans l’autre monde les âmes ayant reçu une sépulture. Les passagers du bateau disparu dans les eaux profondes dans la nuit du 13 au 14 juin n’ont, eux, pas eu droit à cette reconnaissance.
D’après Vincent Cochetel, envoyé spécial du Haut-Commissariat aux réfugiés pour la Méditerranée occidentale et centrale, cité par Mediapart, « les survivants disent que le bateau a basculé alors qu’il faisait l’objet d’une manœuvre où il était tiré par les garde-côtes helléniques. Ils nous disent qu’il était tiré non pas vers les côtes grecques, mais en dehors de la zone de secours en mer grecque ». Aller simple pour l’épilogue : la mort.
Comment empêcher un tel drame, alors que les humanitaires voient se dresser devant eux les murs des législations nationales ? En Grèce, certains d’entre eux font face à la justice, qui leur reproche d’opérer un « trafic de migrants ». En Italie, un décret contesté oblige les ONG à débarquer les rescapés dans des ports éloignés, empêchant souvent leurs missions de secours. En France, il faut voir l’opiniâtreté avec laquelle les autorités se sont battues contre Cédric Herrou, et se battent encore contre les associations et les anonymes qui viennent en aide aux exilés, notamment dans le Calaisis. Alors que mardi 20 juin avait lieu la journée mondiale des réfugiés, au Parlement européen, les députés ont validé un pacte sur l’asile et la migration toujours plus sévère et étriqué. Bruxelles est loin des vagues assassines.
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