La police face aux révoltes des banlieues : continuités et échecs du maintien de l’ordre
TRIBUNE. Face aux crises et désordres que génèrent les bavures et accidents liés à la police depuis les années 1980 dans les banlieues populaires, le maintien de l’ordre français a connu de nombreuses occasions d’être remis en question. Mais en quarante ans, les changements ont davantage consisté à communiquer qu’à transformer les pratiques.
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« Emmanuel Macron ne comprend rien aux banlieues » En Macronie, surdité et répression « Ils veulent des boucs émissaires » : à Nanterre, une justice expéditive Révoltes dans les quartiers : l’histoire d’un abandon par un État racisteFace aux crises et désordres que génèrent les bavures et accidents liés à la police depuis les années 1980 dans les banlieues populaires, le maintien de l’ordre français a connu de nombreuses occasions d’être remis en question. Pourtant, pour des raisons qui tiennent parfois au manque de moyens, parfois à la forte autonomie du secteur policier, les changements auxquels nous avons assisté en quarante ans ont davantage consisté à communiquer sur de nouvelles visions de l’action publique et de nouveaux outils qu’à transformer les pratiques.
La continuité au fil des années
Alessio Motta est enseignant-chercheur en sciences sociales, Paris 1 – Cessp, et fondateur de Mobilisations.org. Il est auteur de Sociologie des déclenchements d’actions protestataires (Le Croquant, 2022), Antimanuel de socio (Bréal 2022) et Les crises politiques (Atlande 2023).
Parmi ces nouveaux outils, l’un était supposé révolutionner les pratiques d’anticipation des risques. Après les émeutes d’octobre 1990 à Vaulx-en-Velin, la commissaire Lucienne Bui Trong a travaillé à la création pour les renseignements généraux d’une échelle en huit niveaux dite d’« intensité des violences urbaines », visant à catégoriser et anticiper les actes de violence collective. L’idée est simple : un quartier où des actes de niveau de violence 4 ou 5 sont fréquemment enregistrés depuis quelque temps sera plus prompt à atteindre le niveau 7 ou 8 (grosses émeutes) en cas d’événement et devra donc faire l’objet d’interventions d’anticipation lorsque le risque est fort.
L’une des caractéristiques centrales du maintien de l’ordre “à la française” est que ses promoteurs sont convaincus de son excellence.
L’échelle Bui Trong fait alors l’objet de plusieurs interviews et articles dans des journaux nationaux, valorisant le recours par le ministère à cet outil créé par une « intellectuelle » diplômée de philosophie. Mais ce serait une erreur de croire que l’arrivée et la promotion d’un tel outil suffisent à bouleverser les routines de travail des agents sur le terrain. Certes, les années 1990 sont marquées par une plus forte présence policière sur les lieux d’émeutes que lors de la décennie précédente. Mais cela apparaît surtout comme un retour aux fondamentaux du maintien de l’ordre « à la française » après des années 1980 où des impulsions politiques locales et nationales avaient favorisé des stratégies de « retrait » relatif lors des gros épisodes de violences urbaines.
Et, surtout, le recours plus fréquent à la force dans les années 1990 ne révèle pas un recours significatif aux nouveaux outils d’anticipation : c’est davantage la réaction qui semble régner. En avril 1994, à la suite du décès à Bron, dans l’Est lyonnais, de plusieurs jeunes forçant un barrage de police, les actions émeutières étaient faciles à anticiper pour les services de police. Mais c’est seulement après trois jours de violence que ces services ont mis en œuvre la stratégie maximale de quadrillage des quartiers concernés par 600 agents… qui n’a pas suffi à empêcher des incendies et violences.
Les années 2000 ne voient pas non plus de remise en question des stratégies d’anticipation des violences et de maintien de l’ordre en France. Même après les émeutes de 2005 et 2007, la continuité est forte, comme le souligne sévèrement le sociologue Fabien Jobard : « L’une des caractéristiques centrales du maintien de l’ordre “à la française” est aujourd’hui que ses promoteurs sont indécrottablement convaincus de son excellence, et de son rayonnement auprès des polices du monde entier, qui nous l’envieraient. » Malgré les semaines de violence intense qui ont marqué le territoire, le ministre de l’Intérieur et les responsables de la DGPN convergeaient pour présenter l’action de la police comme une victoire. En somme, même les événements qui pourraient révéler les failles de la police finissent par être saisis comme des occasions de rappeler le rôle crucial de cette dernière et de contribuer à sa militarisation accrue.
Rejouer les échecs en plus grand
Mais ce conservatisme doit aussi aux résistances des agents et responsables policiers, qui ont leurs propres modes de calcul et habitudes de travail, ainsi qu’au manque de moyens matériels pour accompagner les changements sur lesquels l’administration et les élus communiquent. Les articles de presse des années 2000 revenant sur le travail de Lucienne Bui Trong s’amusent du fait que celle-ci a démarré son projet quasiment seule dans un préfabriqué au fond d’une cour du ministère de l’Intérieur. Comment croire, en lisant cela, que des moyens avaient été mis au service d’un bouleversement de l’anticipation et du maintien de l’ordre ?
L’essentiel des moyens semble avoir été consacré à développer la puissance policière au sens de l’armement et de la capacité à « faire nombre » : les 600 agents de 1994 apparaissaient comme un déploiement hors normes. Ils sont pourtant bien peu face aux 40 000 policiers et gendarmes mobilisés dont on parle aujourd’hui (certes, sur une aire plus grande). Pourtant, force est de constater que ces nombreux agents interviennent et interpellent en nombre, mais ne parviennent pas à enrayer les actions des jeunes auxquels ils font face. Ce constat devrait non seulement mettre les stratégies profondément en question, mais aussi éveiller à l’idée que le maintien de l’ordre ne pourra pas tout.
Le fort développement des réseaux sociaux dans les années 2010, la viralité des vidéos de violences policières et des informations facilitent la coordination et l’émulation entre protestataires. Sans doute faudrait-il se faire à l’idée que la meilleure option des forces de l’ordre pour empêcher les émeutes ou révoltes violentes est de faire évoluer suffisamment les formations et organisations pour que les bavures n’aient plus lieu.
Autonomie policière et résistance au changement
La réflexion est d’autant plus nécessaire que le meurtre de Nahel n’est pas le fruit du dérapage d’un policier. Les agents étaient deux, l’un menaçant Nahel d’une balle dans la tête, l’autre pointant l’arme et tirant. Une telle complicité révèle une faille bien plus lourde que s’il s’agissait d’un seul individu qui ignorait être filmé. Elle met en question le développement, très souvent dénoncé, du sentiment d’impunité individuelle et collective d’une partie des gardiens de la paix. Souvent expliqué par la faiblesse des peines pour les agents de police, ce sentiment repose aussi sur la puissance de syndicats de police qui, depuis les années 2000, ont non seulement renforcé leur rôle, mais aussi défié explicitement le pouvoir politique quand ce dernier mettait en question le travail policier, garantissant aux agents qu’ils seraient protégés en toute situation ou se vantant d’avoir eu « la tête » de l’ancien ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.
Difficile d’imaginer, dans ces conditions, comment un pouvoir politique pourrait imposer une remise en question profonde des façons de travailler de la police. Le problème de l’autonomie de la police est d’autant plus dur à mettre à l’ordre du jour que le pouvoir politique, au cours des dernières années et tout particulièrement lors du mouvement contre la réforme des retraites, s’est fortement appuyé sur les gardiens de la paix pour faire face aux oppositions, renforçant l’idée que les institutions seraient en danger sans leur soutien. Outre ce lien de dépendance directe, la puissance policière repose aussi en grande partie sur l’image très positive de l’institution aux yeux d’une large majorité de citoyens, entretenue par des médias audiovisuels qui rechignent souvent à évoquer les violences et dérives arbitraires de policiers dans leur traitement des événements sociaux.
Développer une vision critique de la façon de travailler des gardiens de la paix.
Il ne s’agit bien entendu pas de dire que les politiques devraient arrêter de compter sur la police, ni que les médias devraient présenter une image systématiquement négative de celle-ci. Mais un rééquilibrage démocratique apparaît nécessaire sur les deux plans. D’un côté, le pouvoir ne peut pas raisonnablement continuer à faire des réformes qui le conduisent à avoir un besoin vital des forces de l’ordre pour résister aux contestations, et donc à renforcer sa dépendance vis-à-vis d’elles. D’un autre côté, le travail médiatique doit permettre à un plus grand nombre de citoyens et de citoyennes de développer une vision critique de la façon de travailler des gardiens de la paix. Sans ces changements, il est difficile de dire jusqu’où pourront aller le développement de l’autonomie policière et sa résistance à la demande sociale… mais il est certain que nous assisterons à de nouvelles séquences extrêmement violentes.
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