La République, l’ordre et la rue

Bernard Hautecloque publie les deux premiers volumes d’une histoire du maintien de l’ordre, de la Commune aux années 1930. Une plongée bien utile en ces temps de criminalisation croissante des mouvements sociaux et écologistes

Olivier Doubre  • 21 juin 2023
Partager :
La République, l’ordre et la rue
Manifestation du 1er mai à Paris, en 2023.
© Lily Chavance.

La République face à la rue. De la Commune à la Grande Guerre (1871-1914) et Les journées de février 1934 (1929-1936), Bernard Hautecloque, Édition du Félin, 204 et 192 pages, 16 euros (chaque volume).

Le maintien de l’ordre ne cesse d’être remis en cause, à raison, ces dernières années. On se rappellera simplement les dizaines de mutilés, énucléés, blessés en tout genre au cours des manifestations contre la loi travail, puis celles des gilets jaunes. De nouveau, des violences policières graves ont été documentées ces derniers mois, lors des quatorze manifestations contre la réforme du système des retraites. Serait-ce donc une tradition française ? À la faveur de ces mois de mobilisations, en tout cas, cette façon de « maintenir l’ordre » a été sévèrement pointée du doigt, en particulier par nos voisins européens. La doctrine hexagonale du maintien de l’ordre a son histoire, longtemps sanglante. L’historien Bernard Hautecloque a entrepris d’en faire l’objet de ses recherches, publiées pour commencer dans deux volumes, le premier courant de la fin de la Commune jusqu’à 1914, le deuxième tournant autour de l’émeute du 6 février 1934.

Avant 1914, si un manifestant avait eu l’idée de porter plainte, les magistrats lui auraient ri au nez.

Cette doctrine va évoluer au cours des décennies, même si la IIIe République ne considère pas encore tout à fait comme un droit le fait de manifester sur la voie publique. Ainsi, entre 1871 et les débuts de la Première Guerre mondiale, le chercheur estime à plus d’une centaine le nombre de manifestants morts sous les coups de matraque et les balles de la troupe gendarmesque (en province, donc de l’armée) ou de la police parisienne. Point encore de corps spécialisé face aux manifestations de rue, puisqu’il faut attendre 1931 pour voir la création de la gendarmerie mobile, puis 1944 pour ce qui concerne nos fameuses compagnies républicaines de sécurité (CRS), constituées quelques mois plus tôt par le régime de Vichy sous le nom de « groupes mobiles de réserve ».

Concilier ordre public et démocratie

Si, avant 1914, la violence policière contre la rue était considérée, au nom de l’ordre public, comme naturelle ou « normale », le légendaire préfet de police de Paris Louis Lépine, en poste durant près de vingt ans, fut celui qui élabora la première doctrine du maintien de l’ordre dans le département de la Seine. Tout comme son lointain successeur Maurice Grimaud en mai 1968, il s’assurait toujours que des voies de sortie étaient laissées libres aux manifestants. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, avec la dangereuse technique de la « nasse » élaborée par les forces de répression plus ou moins depuis les mobilisations contre la loi travail – dite loi El Khomri.

Toutefois, avant 1914, si un manifestant, ou même un simple passant, matraqué ou renversé par la police avait eu l’idée de porter plainte, les magistrats lui auraient tout simplement ri au nez. Certes, un petit scandale advint le 1er mai 1891, lorsqu’un homme de 83 ans fut jeté à terre pour ne pas avoir déguerpi assez vite lors d’une charge de la police parisienne. Il s’agissait du général Mac Mahon, ancien président (réactionnaire) de la République ! Le même jour, les neuf mineurs de Fourmies (Nord) tués par les balles des gendarmes suscitèrent à peine plus d’émoi.

Comme le souligne Bernard Hautecloque, la « jeune IIIe République » se trouve face à un « défi » : « concilier ordre public et démocratie ». À plus forte raison après tout un siècle durant lequel les manifestations étaient considérées comme des désordres et durement réprimées. Mais, quarante ans après 1871 et à la veille de la Grande Guerre, la démocratie était devenue plus solide, « un État de droit où ceux de l’individu étaient protégés », désormais, et où les autorités ne pouvaient plus tout se permettre.

Après les drames dans la rue au tournant du siècle, des mineurs réprimés du Nord aux viticulteurs tués dans le sud du pays, mais aussi ceux, mortels également, de l’agitation sociale autour de l’Affaire Dreyfus puis de la loi de séparation de l’Église et de l’État, il faudra attendre les années 1930 pour voir le maintien de l’ordre soumis de nouveau à rude épreuve, en particulier lors des violences du 6 février 1934 et des journées qui suivirent. Jusqu’à l’avènement du Front populaire au pouvoir. C’est tout l’objet du deuxième volume, tout aussi passionnant que le premier, de cette étude au long cours de l’histoire du maintien de l’ordre en France. Avec tant de résonances avec les violences policières auxquelles on assiste de nos jours. Sans les morts, heureusement.


Les autres livres de la semaine

Dictionnaire amoureux de la Toscane, Adrien Goetz, Plon, 656 pages, 26,50 euros.

Composer un tel dictionnaire, fût-il amoureux, de la Toscane était une lourde tâche ! On reconnaîtra à l’historien d’art Adrien Goetz le mérite d’être parvenu à esquisser un beau panorama de cette contrée centrale de la Botte italienne. Centrale géographiquement, mais aussi sur le plan linguistique puisque, grâce à Dante, l’idiome toscan va fixer la langue italienne. Et au niveau archéologique encore, puisque les Étrusques, avant Rome, y demeuraient. Mais cet ouvrage érudit ne se tourne pas seulement vers le passé glorieux (des duomi de Pise ou Sienne à la Florence des Médicis et leurs collections rassemblées aux Offices) ; il s’ouvre aussi aux temps les plus récents, « de la littérature aux jeux vidéo ». Un voyage enchanté, donc – parfois trop rapide, mais l’exercice l’exige !

Grandeur nature, Erri de Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, coll. « Du monde entier », 176 pages, 18 euros.

Que va-t-on laisser après soi ? La question abyssale, parfois douloureuse, de la filiation traverse depuis longtemps l’œuvre du romancier engagé qu’est Erri de Luca. Elle est cette fois abordée dans de courts récits où l’écriture pourrait justement être sa descendance. Pour l’écrivain, qui insiste – « n’étant pas père, je suis resté nécessairement fils » –, « le vocabulaire est [sa] machine à traverser le temps ». Aussi, à travers cette dizaine de récits imprégnés des expériences de sa génération, celle de l’après-guerre et de 1968, la question, intense, de la filiation interroge et convoque « le saut de génération », dont il « ignore [la] grandeur nature ». De très beaux textes.

L’ordinaire des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (XVe-XVIe siècle), Claire Judde de Larivière, éd. de l’EHESS, coll. « En temps et lieux », 288 pages, 23,90 euros.

Cette histoire « pragmatique » de la Sérénissime, envisageant sa société « non à partir de ce que les gens sont, mais de ce qu’ils font », offre au lecteur un voyage fascinant, presque un cliché pris sur le vif de la vie quotidienne de la cité des Doges et de son popolo au sortir du Moyen Âge. Cet ouvrage offre ainsi des tranches de vie de cette ville déjà attractive, alors parmi les plus peuplées du pourtour méditerranéen, centre commerçant, artisanal, artistique, dont les habitants bâtissent jour après jour un « univers social singulier ». Décrivant riches et pauvres, qui cohabitent autant qu’ils se confrontent, l’historienne relate au plus près la construction de ce « monde commun », unique, au cœur de la Lagune.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don