« Le RN est dans un greenwashing nationaliste » 

Le terme « écofascisme » est de plus en plus mis en avant médiatiquement, sans qu’on sache forcément à quoi il correspond ou comment l’utiliser. Deux auteurs de livres sur cette question reviennent sur un concept complexe, ses risques et les moyens d’éviter d’opérer de dangereux glissements.

Daphné Deschamps  et  Rose-Amélie Bécel  • 7 juin 2023 libéré
« Le RN est dans un greenwashing nationaliste » 
Pierre Madelin (à gauche) et Antoine Dubiau (à droite), à Paris, le 1er juin.
© Maxime Sirvins

Vous avez chacun publié un livre au sujet de l’écologie d’extrême droite. Dans vos deux titres, on retrouve le mot « écofascisme ». Que mettez-vous derrière ce terme ?

Antoine Dubiau : Dans l’espace public, le terme d’écofascisme existe essentiellement en tant qu’insulte politique, pour disqualifier des adversaires, sans lien avec l’histoire ou la théorie politique. La démarche commune de nos livres, c’est de sortir de ces définitions très médiatiques pour proposer une explication restrictive du concept, en le connectant au concept de fascisme.

Pierre Madelin : Mon objectif premier était de différencier l’écofascisme du fascisme historique, parce que les usages du terme « fascisme » à gauche sont parfois fantaisistes, ou peu rigoureux, et on risque de tomber dans les mêmes travers avec « écofascisme ». À partir du moment où le mot émerge dans les années 1970, il devient en grande partie autonome du concept de fascisme historique. Il y a ce premier sens, mentionné par Antoine, visant à discréditer les courants d’écologie politique critiques du capitalisme et de l’anthropocentrisme, en les associant à une démarche intégriste, voire fascisante. Un deuxième usage renvoie à une gestion autoritaire de la crise écologique par les États capitalistes, que l’on retrouve dans l’écologie politique française. Et puis il y a un troisième sens, que j’ai appelé le « holisme sacrificiel », c’est-à-dire le fait de considérer que, au nom de l’intérêt supérieur d’un écosystème, du climat ou de la biosphère, on pourrait être amené à stigmatiser ou sacrifier des groupes humains considérés comme destructeurs pour la nature. En partant de ces deux derniers sens, je définis l’écofascisme comme une fusion monstrueuse entre cet autoritarisme et ce holisme sacrificiel, auxquels s’ajoutent le racisme et l’anti-immigrationnisme, car, si cette gestion autoritaire et sacrificielle se mettait en place, elle n’accepterait pas de façon indifférenciée tous les humains.

La décroissance en elle-même n’a pas de couleur politique, mais il peut y en avoir des appropriations réactionnaires.

L’écologie des extrêmes droites se décline dans différents courants : certains intègrent la décroissance, d’autres sont productivistes, ils peuvent être réactionnaires ou révolutionnaires. Comment ces concepts interagissent-ils et se développent-ils ?

Antoine Dubiau : Tous ces courants ne relèvent pas forcément de l’écofascisme, qui s’approche, pour moi, d’une utopie à l’échelle locale de communautés autarciques, homogènes d’un point de vue racial et hiérarchisées sur le plan social. Il y aurait entre cette communauté humaine et son environnement local une harmonie à préserver, qui est le but de l’écofascisme. C’est un modèle théorique auquel on peut rattacher différents courants. Des franges catholiques réactionnaires ont repris cette idée de communautés locales enracinées dans le territoire, mais la dimension raciale y est différente de celle d’autres courants, ce qui ne permet pas de qualifier ce courant d’écofaciste à proprement parler. Cependant, il contribue à cette conception essentialiste de l’écologie comme respect de la nature au sens de l’environnement local, mais aussi d’une supposée hiérarchie naturelle entre humains, notamment sur le plan du genre.


Pierre Madelin est philosophe et traducteur. Auteur de plusieurs essais sur les mouvements écologistes et l’écologie politique. Il a publié La Tentation écofasciste cette année aux éditions Écosociété. (Photo : Maxime Sirvins.)

Antoine Dubiau est géographe. Il travaille à l’université de Genève sur l’écologie politique, et plus spécifiquement les discours et pratiques écologistes d’exode urbain. Il a publié en 2022 Écofascismes aux éditions Grévis. (Photo : Maxime Sirvins.)

Pierre Madelin : Vous parlez dans votre livre du cadrage populationniste de la question démographique pour définir l’écofascisme. Je serai plus mesuré là-dessus. Toute idéologie écofasciste a un cadrage populationniste, mais tout cadrage populationniste de la question écologique ne mène pas nécessairement à une idéologie écofasciste. Celui de Françoise d’Eaubonne, une théoricienne de l’écoféminisme, a une connotation écologiste. Elle articule la nécessité d’une sortie du capitalisme et celle d’une décroissance démographique en désignant aussi bien la surexploitation de la planète que la surfécondation du corps des femmes. Et la décroissance en elle-même n’a pas de couleur politique, mais il peut y en avoir des appropriations réactionnaires ou écofascisantes, comme dans la nouvelle droite.

La question démographique est quand même toujours une pente glissante.

Antoine Dubiau : On a, d’une part, l’appropriation de la question écologique par certains idéologues fascistes. Et, d’autre part, des trajectoires individuelles ambiguës qui ne vont pas mécaniquement conduire à un glissement vers l’écofascisme, mais dériver vers une conception qui s’en rapproche.

Ces pentes glissantes, comment les envisagez-vous ? 

Antoine Dubiau: Considère-t-on que c’est irrémédiable, qu’à partir du moment où des conceptions essentialistes existent autour d’un sujet, il y a forcément un glissement vers l’écofascisme ? C’est beaucoup plus complexe. S’il y a une pente glissante, elle ne l’est pas pour tout le monde. On peut en identifier plusieurs, et toute la question est de savoir si ce sont vraiment des déclencheurs de trajectoires vers l’écofascisme. J’en propose quelques-unes, sur la décroissance, les théories de l’effondrement, les discours sur la démocratie et l’urgence écologique, qui peuvent parfois nourrir une conception autoritaire de la crise écologique. Toutes ces formes-là ne sont pas des avatars de l’écofascisme, mais d’éventuelles formes glissantes.

Des portes d’entrée, sinon ?

Antoine Dubiau : En filant cette métaphore, on peut dire qu’il y a beaucoup de gens qui restent sur le seuil, qui ne pousseront jamais la porte vers l’écofascisme. Et au sein du mouvement écologiste il y a toujours eu un certain nombre de débats importants sur des conceptions qu’on peut désigner comme essentialistes, par exemple les nouvelles technologies reproductives.

Pierre Madelin : La question démographique est quand même toujours une pente glissante. À partir du moment où on part du principe que nous sommes trop nombreux sur Terre, se pose très vite la question de qui est ce « nous ». On peut prendre en exemple une figure comme Edward Abbey. À la base, c’était un écologiste américain pur et dur. Rien ne le prédisposait à des évolutions anti-immigrationnistes. Mais sa hantise démographique va grandir et s’articuler à une dimension raciale quand il va commencer à considérer que les immigrés qui arrivent du Sud sont une menace pour les écosystèmes américains.

On peut aussi relier l’écofascisme au mouvement Terf (mouvement féministe d’exclusion des personnes trans), porté par des figures comme Marguerite Stern et Dora Moutot…

Antoine Dubiau : Pour le coup, on a là un exemple de pente glissante où une conception essentialiste du genre aboutit à se rapprocher de personnalités d’extrême droite. Alors même que ces deux figures que vous citez étaient intégrées aux espaces féministes émancipateurs.

Le journaliste Hugo Clément a été qualifié de porte d’entrée vers l’écofascisme à la suite de sa participation au débat organisé par Valeurs actuelles avec Jordan Bardella…

Antoine Dubiau : Ce qui est important avec Hugo Clément, c’est la conception apolitique de l’écologie qu’il porte. Pour lui, l’écologie est un enjeu – au-delà des clivages politiques – qui concerne tout le monde. Mais il faut nuancer : oui, l’écologie concerne tout le monde, mais à des degrés très divers, s’agissant à la fois des responsables de la crise écologique et des personnes les plus touchées par les catastrophes climatiques. C’est cette conception apolitique de l’écologie mainstream qui fait que, justement, l’extrême droite se dit qu’elle peut s’y raccrocher.

La conception apolitique de l’écologie mainstream fait que l’extrême droite se dit qu’elle peut s’y raccrocher.

Pierre Madelin : Hugo Clément a dit à plusieurs reprises qu’il faut tout faire pour éviter le désastre, et que, si une formation politique d’extrême droite arrive au pouvoir avec des ambitions écologiques importantes, c’est mieux que rien. Avec une telle vision de panique, on peut être conduit à se dire que, si sauver les meubles implique d’en sacrifier quelques-uns, c’est peut-être un moindre mal. C’est là qu’on entre physiquement dans le « holisme sacrificiel ».

Historiquement, le Rassemblement national se mobilise sur le localisme, la défense du patrimoine, du terroir… Son positionnement actuel sur l’écologie vise-t-il un intérêt médiatique de récupération ? Ou y a-t-il une vision plus profonde derrière ?

Pierre Madelin : En dehors de quelques figures assez marginales comme Hervé Juvin et Andréa Kotarac, je continue à penser que les gens du RN sont essentiellement dans un greenwashing nationaliste et un opportunisme de communication. Ils ont vu que la société évoluait, qu’il y avait des préoccupations grandissantes pour les droits des femmes, des personnes LGBT, pour la nature, les animaux, et ils ont compris que s’ils ne développaient rien sur ce sujet, ils risquaient d’être marginalisés, comme c’est arrivé à Éric Zemmour, qui est venu illustrer à sa façon l’intelligence de la stratégie communicationnelle du RN de s’approprier et de métaboliser les nouvelles questions sociales.

Antoine Dubiau : Si on dézoome un peu, le rapport dominant de l’extrême droite aux questions écologiques, c’est plutôt l’hostilité. Un concept pertinent pour la qualifier serait le carbofascisme, c’est-à-dire le fait qu’il y aurait une convergence d’intérêts entre le capitalisme fossile, les grandes entreprises productrices d’hydrocarbures et les forces politiques d’extrême droite, qui ont comme préoccupation de préserver la « civilisation européenne », largement adossée à l’exploitation des énergies fossiles. C’est ce rapport à l’écologie qui domine au sein de l’extrême droite électorale en France.

Pierre Madelin : Sur la question du nucléaire, le collectif Zetkin, qui a écrit un livre sur le carbofascisme, explique que, si la France est le seul pays où un parti politique d’extrême droite important a développé une communication sur l’écologie, c’est justement parce que la souveraineté énergétique française peut être adossée au nucléaire, et donc associée à une perspective de décarbonation. Le RN se développe aussi sur l’écologie car il peut associer la décarbonation à une ambition renouvelée de puissance nationale adossée au nucléaire.

Antoine Dubiau : Finalement, l’écofascisme prend très peu en compte la question climatique par rapport aux conceptions de l’écologie qu’on retrouve à gauche. Cette écologie est plutôt fondée sur l’intérêt pour la biodiversité, parce que ce sont des enjeux écologiques qui ont des échelles différentes. Le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse de la biodiversité sont évidemment tous deux des problèmes globaux, mais, quand on parle de climat, on parle toujours d’un problème global, et donc de mouvements de populations, notamment de réfugiés climatiques. Il y a cet imaginaire à l’extrême droite de réfugiés climatiques qui arriveraient par hordes. Alors que, pour la biodiversité, les enjeux se concrétisent plus localement, ce qui permet à l’extrême droite de s’en emparer dans une perspective identitaire. Je ne crois pas du tout à une transformation du RN vers l’écofascisme, parce que ce parti est lié intimement à l’industrie fossile. Je vois plutôt une hybridation entre son greenwashing et le déploiement de petites communautés séparatistes.

Comment le mouvement écologiste ou la gauche de manière générale peuvent-ils lutter contre cette tentative de s’emparer de la question écologiste opérée par l’extrême droite ?

Pierre Madelin : En articulant l’écologie aux enjeux de l’émancipation intrasociaux, c’est-à-dire en ne partant pas du principe que l’écologie serait intrinsèquement porteuse de vertus émancipatrices. Une écologie antiraciste et féministe conséquente ne pourra jamais être écofasciste ! Il est important de maintenir une exigence universaliste, car l’extrême droite est anti-universaliste depuis le XIXe siècle. Maintenir cette défense d’une humanité partagée et de la solidarité qu’elle implique entre les humains, ce sont des exigences éthico-politiques basiques. Si l’écologie politique maintient ces exigences, elle n’aura pas de mal à se distinguer d’éventuelles appropriations par l’extrême droite.

Une écologie antiraciste et féministe conséquente ne pourra jamais être écofasciste.

Antoine Dubiau : L’écologisation du fascisme, c’est un processus interne à l’extrême droite et, à moins d’en faire partie, on n’a pas de prise dessus. La fascisation de l’écologie est un processus qui se passe à l’intérieur du mouvement écolo. Il y a déjà des démarches collectives de clarification des discours écologistes, par exemple sur la décroissance. Et l’engagement dans des collectifs est un garde-fou vis-à-vis du glissement vers l’écofascisme. 

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Publié dans le dossier
Extrême droite : l'écologie fascisée
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