Les services de renseignements s’intéressent de plus en plus aux militants
Dans son rapport annuel, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) reconnaît une augmentation des avis défavorables liés aux « demandes présentées au titre de la prévention des violences collectives » visant les militants et les manifestants.
Les services de renseignements tendent à se focaliser sur les militants et les manifestants. Si le constat était partagé au sein des associations et des syndicats, il l’est désormais aussi par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dans son rapport d’activité annuel publié ce jeudi 15 juin.
Cette commission est dirigée par Serge Lasviges, conseiller d’État honoraire. Deux sénateurs, deux députés, un conseiller d’État honoraire, un conseiller honoraire à la Cour de cassation, une avocate générale à la Cour de cassation ainsi qu’une personnalité qualifiée forment son collège. La CNCTR est chargée de rendre un avis en 24 heures, sur chaque demande des services concernant l’utilisation de techniques de renseignement en dehors d’une enquête judiciaire.
« Contrairement aux procédures judiciaires, la procédure administrative d’autorisation des techniques de renseignement ne relève pas du régime de la preuve et n’est ni inquisitoire, ni contradictoire », précise la commission dans son rapport d’activité annuel. Tous les éléments qui fondent ainsi sa décision d’accorder la possibilité aux services d’utiliser les techniques de renseignements sont apportés par lesdits services.
Surveillance plus intense
En 2022, ceux-ci ont surveillé 20 958 personnes. Parmi elles, 2 692 l’étaient au titre de la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de groupements dissous et/ou des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. Soit la catégorie dans laquelle se trouve les militants et manifestants. Cela représente 12 % des personnes surveillées, en diminution par rapport à 2021 (où le taux était de 15 % soit 3 466 personnes sur 20 958)
Si, globalement, le nombre de personnes surveillées a diminué depuis 2018, les demandes de techniques augmentent. En quatre ans, l’accès aux données de connexion en temps réel a bondi de 322 %, la géolocalisation en temps réel de 110 %. Les captations de paroles prononcées à titre privé de 61,5 %, les introductions dans des lieux privés de 17,5 %… Au total, depuis 2018, l’utilisation de ces techniques a augmenté de 22 %. « La surveillance devient plus intense. Le volume des données recueillies s’accroît », en conclut la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement dans son rapport.
Un autre élément très important augmente sensiblement : le nombre d’avis défavorables (+ 0,5 point). 629 demandes des services de police n’ont pas abouti, soit 1,6 % du nombre d’avis rendus. Pour l’essentielles, cette augmentation concerne « des demandes présentées au titre de la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». Soit, celles qui visent les militants et manifestants.
Les écolos dans le viseur
Pour la commission, « ces demandes nécessitent un examen particulièrement délicat. La commission doit concilier la nécessaire prévention des violences avec, non seulement la protection de la vie privée, mais aussi la sauvegarde de la liberté d’expression et de manifestation. Il s’agit d’entraver les actions violentes, et non de surveiller une activité militante », précise-t-elle. Avant d’ajouter que cette « prévention des violences collectives ne saurait être interprétée comme permettant la pénétration d’un milieu syndical ou politique ou la limitation du droit constitutionnel de manifester ses opinions, fussent-elles extrêmes, tant que le risque d’une atteinte grave à la paix publique n’est pas avéré. »
D’après La Lettre A, ces demandes problématiques viseraient précisément les militants écolos dont « le profil banal, généralement sans antécédents judiciaires, est l’objet d’appréciations contradictoires » entre le ministère de l’Intérieur et les services de la Première ministre. Celle-ci étant la décisionnaire finale des autorisations d’utilisation de techniques de renseignements. Or, Élisabeth Borne suit tous les avis de la CNCTR, comme l’ont toujours fait les locataires de Matignon. De quoi contrarier Gérald Darmanin. Le ministre de l’Intérieur y voit des « écoterroristes » quand la première ministre les considère plutôt comme des « militants du climat dans leur rôle d’alerter ». Toujours d’après La Lettre A, c’est Élisabeth Borne qui a suspendu la dissolution du mouvement des Soulèvements de la Terre.
Une doctrine de « paix publique »
Un bras de fer fondé aussi sur une interprétation différenciée des textes. Car la « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique » a une définition légale extrêmement large et peut concerner des délits courants en manifestation comme la simple « participation à un attroupement (…) défini comme tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public ». Elle comprend aussi les délits comme « l’organisation d’une manifestation illicite sur la voie publique, soit sans déclaration préalable ou interdite » ou « le fait de dissimuler son visage au sein ou aux abords d’une manifestation au cours ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont susceptibles d’être commis ».
La CNCTR a donc établi une doctrine basée sur la notion de « paix publique » qui concerne des atteintes aux institutions de l’État ou encore à la vie économique du pays, comme le sabotage ou les intrusions violentes dans des implantations industrielles. « Cela recouvre évidemment l’action des groupes qui s’efforcent de faire dégénérer des manifestations, des rassemblements politiques ou syndicaux, dans le but d’agresser les forces de l’ordre », précise la CNCTR. Cela vise aussi les atteintes aux biens comme la pénétration dans une centrale nucléaire. Mais « toutes les atteintes aux biens ne peuvent néanmoins être assimilées à des violences. La commission distingue l’inscription de graffiti sur un bâtiment et les dégradations sérieuses dont la gravité montre la détermination de leur auteur et le risque d’une escalade dans la violence ».
Participer à une manifestation, même si elle peut dégénérer en violences, ne permet pas de caractériser une menace violente.
En revanche, sont exclus, selon la commission « des actes de désobéissance civile et des actions « coup de poing » destinées à alerter l’opinion publique, si elles ne présentent pas intrinsèquement le risque de dégénérer en violences. La même analyse s’applique à l’occupation illégale de lieux, si elle ne s’accompagne pas d’une volonté de la défendre par la violence. Des actions de propagande visant à dénoncer de manière vindicative, voire virulente, la politique du gouvernement ne peuvent pas non plus recevoir, à elles seules, la qualification de violences collectives ».
Concernant les manifestants « la seule participation à une manifestation, quand bien même celle-ci pourrait dégénérer en violences, ne permet pas non plus de caractériser une menace violente. Le service doit apporter des éléments permettant de penser que la cible est susceptible de prendre part personnellement à des heurts. Cette démonstration peut être faite par l’indication que la cible a manifesté une telle volonté, qu’elle a par le passé participé à des violences à l’occasion de rassemblements, que sa présence est régulièrement constatée, dans les cortèges, en compagnie d’individus violents au sein d’un bloc violent, ou encore qu’elle prend part à l’organisation de manifestations qui dégénèrent systématiquement en violences. Il en va a fortiori de même lorsque la cible a pris part à des affrontements volontaires avec les forces de l’ordre (embuscades, blocages…). La CNCTR s’efforce ainsi de distinguer le manifestant de l’individu pouvant être regardé comme un assaillant. »
Le doute doit profiter à la « cible »
Mais comme dit plus haut, les éléments sur lesquels se base la commission pour donner son avis préalable sont uniquement apportés par les services demandeurs. « La question de la plausibilité des menaces exposées dans les demandes est donc déterminante », précise-t-elle. « Les éléments invoqués doivent impérativement être fiables, objectifs et exhaustifs et ne pas être présentés de manière trop générale, elliptique ou tronquée. »
D’après ses explications, la CNCTR cherche et demande des éléments précis notamment sur le passé de la personne visée, son goût pour les armes, son rôle dans les organisations, l’existence de condamnations pénales, qu’elle dit bien distinguer des présomptions trop vagues : « Il y a une différence de portée sensible entre le constat que la personne a participé à diverses manifestations qui ont été assorties de violences et le fait qu’elle a été vue elle-même en train de prendre part à ces violences », précise-t-elle.
Mais au regard de la technicité accrue des méthodes de renseignement – notamment de l’impossibilité d’accéder à certains éléments depuis les bureaux de la CNCTR, nécessitant un déplacement physique – la Commission déplore un manque de moyen pour permettre une vérification a posteriori, de la légalité des actions menées les services. « Ainsi se constitue un écart grandissant entre, d’un côté, le volume des données interceptées par les services et, de l’autre, la capacité de contrôle effectif de la commission. » Un aveu de faiblesse sur sa capacité de contrôler l’activité réelle des services, des plus inquiétants.
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