Loi de programmation militaire : l’enjeu de l’Europe

Mardi 6 juin, l’Assemblée nationale votera la loi de programmation militaire, après 2 semaines de débats. Malgré un consensus rare sur l’essentiel du contenu de la loi, l’opposition et les experts dénoncent un manque sur l’implication de l’Europe et de son rôle dans la défense nationale.

Clémentine Mariuzzo  • 5 juin 2023
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Loi de programmation militaire : l’enjeu de l’Europe
Un soldat français lors des exercices Spring Storm de l'OTAN à Sakussaare, en Estonie, le 20 mai 2023.
© JAAP ARRIENS / AFP.

La loi de programmation militaire (LPM) arrive avec deux ans d’avance : initialement prévus pour 2025, les débats se sont en effet invités à l’Assemblée dès le 22 mai. Une accélération du calendrier pour partie liée à la guerre en Ukraine. Sans attendre les conclusions de cette guerre inédite en Europe depuis 1945, le gouvernement a donc décidé de précipiter un texte qui fixe les objectifs de la défense nationale entre 2024 et 2030. Au programme, d’après la présentation du texte de loi : « transformer les armées pour permettre à la France de faire face aux nouvelles menaces et maintenir son rang parmi les plus grandes puissances mondiales ».

Il y a un effort budgétaire très conséquent pour rattraper 30 ans de négligence.

En clair : renforcer le système de dissuasion nucléaire, faire des sauts technologiques, être au point sur les nouveaux champs de conflictualité, renforcer les effectifs dans le temps long et surtout se mettre à jour niveau armement. Le budget proposé ? 413 milliards. Lors de la dernière loi de programmation militaire en 2019, il était de 295. Pour Olivier Kempf, chercheur en géopolitique et en stratégie : « C’est un texte de rattrapage. Il y a un effort budgétaire très conséquent pour rattraper 30 ans de négligence. On est en train de se dire que le monde redevient dangereux, alors il faut recotiser à ce que j’appelle l’assurance vie. ».

Pour que cette « assurance vie » soit effective, il manque un prérequis : l’implication des autres pays européens, « un impensé de la LPM » pour le stratège. Même constat pour l’opposition. Cyrielle Chatelain, présidente du groupe EELV à l’Assemblée et membre de la Commission de la défense, dénonce « un texte très a minima sur l’Europe de la défense, alors que c’est sur cela que repose l’indépendance stratégique de la France ».

La vogue de l’OTAN

L’idée de mettre la défense au cœur du projet européen n’est pas nouvelle. Au contraire, en 1954, peu après la création de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), les membres avaient proposé de créer une CED (Communauté européenne de défense), avec une armée européenne et une centralisation de ces forces derrière un ministre de la Défense unique. Une proposition que seule l’Assemblée nationale française avait refusée à l’époque. La France a d’ailleurs souvent été frileuse aux partenariats : elle est une des nations qui en a le moins fait durant les décennies précédentes.

Mais alors, pourquoi ? « Tout simplement car nous savons tout faire » tente de répondre, Bastien Lachaud, député de la France Insoumise et spécialiste des questions de défense et de géopolitique. Il continue : « Vous en connaissez beaucoup des pays capables de construire seuls des porte-avions, des chars, des munitions ? » C’est vrai, la France est le troisième marchand d’armes du monde et un des seuls pays à avoir une force de frappe sur tous les océans. « Le monde nous regarde comme la plus grosse puissance européenne » dit fièrement le chercheur Olivier Kempf, avant de rajouter discrètement : « Mais la défense de l’Europe est sous tutelle de l’OTAN ».

Sur le même sujet : Olivier Kempf : « L’Otan est prise dans le chaos de l’événement »

La guerre en Ukraine l’a prouvé : pris par la peur, de nombreux pays ont montré leur volonté d’adhérer à l’OTAN. Le président de l’organisation, Jens Stoltenberg se déplacera en Turquie pour pousser la candidature de la Suède dans les prochains jours. Début avril 2023, la Finlande en est devenue le 31e membre. La Moldavie et l’Ukraine ne cachent pas eux aussi leur envie de l’imiter. Un échec pour l’Europe de la défense que la cheffe de groupe des écologistes admet : « cette volonté d’adhérer massivement à l’OTAN est la preuve que l’appartenance à l’Union européenne ou à l’espace européen n’est pas suffisante pour que les pays membres se sentent en sécurité ». En tant qu’acteur principal de la défense européenne doté de l’arme nucléaire, ne serait-ce pas à la France de mener ce cap ? C’est ce que proposent les amendements cosignés par tous les membres de la Nupes. Leurs buts affirmés : créer un espace de défense européenne et un partenariat transatlantique équilibré.

« On ne peut pas se défendre seuls »

Sur plus de 30 milliards de dépenses annuelles européennes pour les équipements militaires, quatre sont dépensés dans le cadre de partenariats entre pays membres. « Une marge énorme à utiliser » pour Cyrielle Chatelain, d’EELV. Son groupe et elle ont porté un amendement dans le cadre de la LPM visant à mettre en valeur les coopérations militaires en Europe. Elle explique : « L’autonomie stratégique de l’Europe et de la France doit passer par une Europe de la défense qui repose sur deux choses : une politique étrangère d’alliances et une base industrielle, technologique européenne. Il nous faut avoir des capacités d’industrialisation des opérations, des chaînes de productions. » Pour elle, il est certain : « On ne peut pas se défendre seuls, donc la France doit être avenante et motrice pour des coopérations militaires, industriels, avec les autres pays. »

On ne peut pas se défendre seuls, donc la France doit être avenante et motrice.

Son collègue de la France insoumise, Bastien Lachaud, cosignataire de l’amendement, ne définit pas ces partenariats comme essentiels, mais plutôt stratégiques. « Nous pouvons nous défendre seuls, mais ça n’empêche pas les partenariats économiques » avance-t-il. En effet, la coopération serait sources d’économies. D’après la Commission Européenne, l’Europe ferait entre 25 et 100 milliards d’euros d’économies en mutualisant les équipements et avec l’intercoopération militaire et industrielle des États.

Des sommes non négligeables alors que l’UE augmente son budget défense depuis ces dernières années, via le Fonds européens de défense et la facilité européenne pour la paix, utilisée pour aider l’Ukraine. Avec une chute drastique depuis la fin de la guerre froide, ces fonds augmentent depuis 2018 avec un pic évident en 2022, où les dépenses, en dollars, atteignent 480 milliards. Une progression record depuis plus de trois décennies, selon le rapport du SIPRI, sorti en avril dernier.

Ce qu’il manque à cette loi de programmation militaire, c’est une vision.

« Stratégiques », « économiques », « essentiels », ces partenariats proposés seront avant tout portés par le projet de sortir d’un monde à deux pôles, c’est ce que défend l’insoumis Bastien Lachaud : « Le gouvernement veut une France alignée, nous allons devenir une puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine, sans rôle défini à jouer. Par ces amendements, nous voulons donner les moyens à la France d’être indépendante, avoir une voix singulière dans le concert des nations, avancer des propositions de partenariats européens pour arriver à des fins innovantes. » Il marque une pause, et conclut : « Ce qu’il manque à cette loi de programmation militaire, c’est une vision. »

Malgré ce manque de vision, la Nupes ne s’est pas engagée contre la LPM. Rien ne suppose qu’ils lui donneront leur vote, mais cela semble bien parti. Verdict mardi 6 juin à l’Assemblée et presque symboliquement, le 14 juillet au Sénat.

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