Les interdictions administratives de territoire, nouvelle arme contre les militants
Samedi 17 juin, des milliers de personnes étaient réunies en Maurienne pour manifester contre la construction de la liaison ferroviaire entre Lyon et Turin. Mais des dizaines d’autres, bloquées à la frontière franco-italienne, se sont vu refuser l’entrée en France.
Vendredi 16 juin, vers 19 heures, Lucas est arrêté avec neuf camarades italiens à Modane (Savoie), alors qu’ils se rendaient ensemble au rassemblement organisé le lendemain par les Soulèvements de la Terre contre le chantier de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin. Ce n’est pas la première fois que l’étudiant français est arrêté à la frontière italienne. En mars dernier, alors qu’il se rendait avec le même groupe d’Italiens à la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline, leur bus avait été contrôlé et leurs pièces d’identités prises en photo, avant de les laisser repartir. Mais cette fois-ci, le contrôle s’éternise. « Au bout d’un moment, les choses se tendent. Un gendarme me pointe du doigt avec d’autres camarades en disant : “Vous, vous étiez à Sainte-Soline !” Ils nous ont ensuite informés que nous étions sous le coup d’une interdiction administrative de territoire », raconte Lucas. Le jeune français, étudiant à Bologne pour une année, se retrouve ainsi interdit d’accès à son propre pays, alors que les interdictions administratives de territoire (IAT) ne peuvent – selon le droit – s’appliquer qu’aux ressortissants étrangers.
Le groupe de dix est conduit dans les locaux de la police aux frontières de Modane, où il rejoint de nombreux autres militants, tous empêchés de se rendre à la mobilisation des Soulèvements de la Terre. « Dans mon groupe nous connaissions nos droits et je pouvais traduire aux Italiens ce que disaient les gendarmes français. Mais un autre groupe s’est vu refuser l’accès à un avocat et à un traducteur, au moins deux personnes ont été conduites dans les locaux de la police aux frontières de Modane menottées à l’arrière d’un fourgon », détaille Lucas. Libérés vers 2 heures du matin, tous sont conduits sur une aire d’autoroute en Italie – via le tunnel de Fréjus – non sans quelques échanges tendus avec la police aux frontières. « J’en ai entendu un dire “Il faut leur passer l’envie de revenir en France”, rapporte Lucas. Au moment de repartir en Italie, nous n’avions pas assez de place pour ramener tout le monde dans nos voitures, donc l’un des policiers a aussi suggéré de taser deux d’entre nous puis de les transporter à l’arrière d’un fourgon de police. »
Détournement de procédures antiterroristes
Un recours en référé liberté a été déposé pour réclamer la levée de l’IAT prise à l’encontre de Lucas, illégale en raison de sa nationalité française. Celle-ci a finalement été levée avant l’audience, qui devait avoir lieu mardi 20 juin au tribunal administratif de Paris. Pour John Bingham, l’un des cinq avocats mobilisés pour mener ce référé liberté, si le cas de l’étudiant français est parfaitement incompréhensible, soumettre les militants italiens à des IAT est tout aussi injustifié : « Cette mesure vise normalement à restreindre la liberté de circuler pour des motifs de risques d’atteintes graves aux intérêts fondamentaux de la société, pour des personnes au profil terroriste par exemple. » La possibilité d’interdire administrativement un ressortissant étranger du territoire français existe en effet depuis 2014, par une loi « renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ».
Créées pour cibler des personnes au profil lié au terrorisme, ces IAT sont de plus en plus utilisées à l’encontre de militants politiques et écologistes. Le 23 mars, deux jours avant la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), un Suisse s’est retrouvé sous le coup de cette procédure et a passé quatre jours au centre de rétention administrative (CRA) de Bordeaux. Le 6 juin, cinq militants italiens ont été arrêtés suite au week-end d’hommage à Clément Méric à Paris, trois ont été placés en CRA. Selon les informations de Mediapart, ils faisaient également l’objet d’une IAT.
Signe du détournement de la procédure, les IAT émises à l’encontre des militants politiques et écologistes sont à chaque fois temporaires, dans le cas de la mobilisation contre le Lyon-Turin elles s’étendent du 15 au 22 juin. « Les interdictions administratives de territoire sont habituellement prises pour durer dans le temps, mais ici elles courent sur quelques jours seulement et sans motif personnalisé justifiant d’un comportement dangereux. Elles sont utilisées dans le simple but d’empêcher des personnes de manifester », explique John Bingham.
Empêcher une lutte internationale
En plus d’être détournées de leur usage habituel, ces procédures se multiplient. Lors du week-end antifasciste de début juin, 17 IAT avaient été prononcées par le ministère de l’Intérieur. Cette fois-ci, 107 personnes ont été visées par cette procédure en amont du rassemblement des 17 et 18 juin, plusieurs dizaines de militants qui cherchaient effectivement à se rendre en Maurienne depuis l’Italie se sont ainsi vu refuser l’entrée sur le territoire français. Selon les documents remis aux militants lors des contrôles à la frontière et dont Politis a eu connaissance, le ministère de l’Intérieur justifie ces IAT par le risque que représentent ces personnes « susceptibles d’intégrer un groupe ayant vocation à fomenter une action violente ».
D’autres italiens se sont par ailleurs vu refuser l’accès au territoire français alors même qu’ils n’étaient pas visés par une IAT. Sur d’autres documents justificatifs remis aux militants, on peut lire que leur entrée en France est interdite car considérée comme « représentant un danger pour l’ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique ou les relations internationales », notamment en raison de leur appartenance au mouvement No Tav, collectif italien d’opposants à la ligne Lyon-Turin. Ces entraves juridiques au droit de manifester s’intensifient, preuve que l’État craint une entente entre les militants internationaux dans les luttes écologistes. La dissolution des Soulèvements de la Terre, confirmée par Gérald Darmanin lors des questions des députés au gouvernement, ce mardi 20 juin, est un autre signe de cette crainte.
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