À Nanterre, « ça fait des années qu’ils nous ont abandonnés »
Dans la préfecture des Hauts-de-Seine, de nombreux habitants témoignent d’une grande colère et d’une rage froide après la mort de Nahel, exécuté par un policier ce mardi. Tous donnent rendez-vous à la marche blanche ce 29 juin, « la énième, malheureusement ».
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« Emmanuel Macron ne comprend rien aux banlieues » En Macronie, surdité et répression « Ils veulent des boucs émissaires » : à Nanterre, une justice expéditive La police face aux révoltes des banlieues : continuités et échecs du maintien de l’ordreMercredi 28 juin. 14 heures. Le jour d’après. Après cette scène, que tout le monde a vue, que tout le monde revoit, commente. Ce tir à bout portant contre un mineur de 17 ans, Nahel de son prénom. À Nanterre, la tension est redescendue après une nuit d’embrasement. Tout le monde sait que ce ne sera que temporaire. « Ça ne fait que commencer », souffle Djamila, 72 ans. Cette habitante historique du « Canibout », l’une des cités que l’on surnomme « Le Petit Nanterre » pour son éloignement du centre-ville, a tout connu. Les bidonvilles en arrivant de Tunisie, puis les premières cités, et, enfin, la construction de la Défense. Nanterre, c’est « sa ville », et tout le monde la connaît. Ce mercredi, c’est l’Aïd-el-Kébir, une fête musulmane. Les personnes défilent chez elle pour lui souhaiter « Aïd Mabrouk ». Cette année, tous parlent de la même chose. De la mort du « petit Nahel » et de la nuit de violences qui a suivi. « T’imagines. C’était son fils unique, elle était seule avec lui. En plus, elle avait eu du mal à l’avoir. C’est horrible », raconte-t-elle à deux de ses fils, assis dans le canapé.
Puis, rapidement, vient la description de la nuit précédente. Même au Canibout, la cité la plus éloignée « des Pablos », où habitaient Nahel et sa mère depuis peu, la nuit a été chaude. « Je n’ai pas dormi jusqu’à 6 heures, ça pétait de partout. » Sur le balcon, elle montre du doigt l’hôpital de l’autre côté de la rue. « Il paraît que son corps est encore là-bas », souffle-t-elle. « Les policiers étaient perdus. Les jeunes passaient par les caves, ressortaient par les parkings, c’était violent », décrit-elle. Sur le canapé, l’un de ses fils repasse, une énième fois, la vidéo. « Vous imaginez, sans image, on n’aurait jamais rien su », s’indigne-t-il, « combien sont morts comme ça sans qu’on le sache ? » Son neveu, qui tient une pizzeria dans le centre-ville, connaissait Nahel. « Il venait souvent prendre une pizza », assure-t-il. « C’était un petit jeune, qui devait faire quelques conneries mais rien de bien grave. Il avait 17 ans quoi », confie-t-il avant de questionner : « Mais pourquoi, bon sang, a-t-il redémarré ? »
C’est aussi ça les troisièmes générations. Ils se sentent légitimement plus chez eux.
Une manière implicite de montrer qu’ici, on ne rigole pas avec la police. « Il sait très bien que lorsqu’il se faisait arrêter plus jeune, il ne fallait pas moufter », nous glisse son oncle. « Aujourd’hui, j’ai l’impression que les jeunes défient plus la police. Nous, on n’osait pas à l’époque. C’est aussi ça les troisièmes générations. Ils se sentent légitimement plus chez eux. » Dehors, en bas d’une des tours, une bande de jeunes boivent des cocas dans un bar. Ils ne sont pas très bavards. Un ancien rigole : « Ils se préparent pour ce soir. Ça risque encore d’être très chaud. Même si c’est plus aux Pablos que ça a pété qu’ici .» Un jeune arrive, salue l’assemblée. Puis, après des échanges rapides sur les évènements de la nuit dernière, s’exclame : « Elle est belle la France ! »
« On leur parle comme à des chiens et après on s’étonne »
16 heures. Nous arrivons dans la cité Pablo Picasso. Ici, les vestiges des événements de la nuit sont nombreux, les carcasses des voitures brûlées s’enchaînent sur le bas-côté. À l’entrée de la cité, des dizaines de policiers attendent à un rond-point. La nuit s’annonce agitée. À quelques dizaines de mètres des tours Aillaud, caractéristiques de l’architecture de la cité Pablo Picasso, nous sommes reçus par Hamza, au rez-de-chaussée d’une barre HLM. La télé tourne en boucle. Mais les « vraies informations » ne viennent pas de là. « Je me suis mis à TikTok, c’est bien plus efficace », rigole le sexagénaire, montrant les dizaines de vidéos qui défilent sur son smartphone. Une le choque particulièrement. Celle où le policier qui a tué Nahel « met une balayette » au passager de la voiture encastrée dans un poteau. « Regardez, il est tout effrayé, il ne sait plus où il habite et il se fait balayer alors que son ami s’est fait descendre sous ses yeux. C’est ça la République ? »
Puis, de ses soixante ans d’expérience entre les tours Nanterriennes, il pose un regard désabusé sur ces « jeunes abandonnés par l’État ». « On ne leur propose rien, on les maltraite, on leur parle comme à des chiens et après on s’étonne. On nous a abandonnés, tout simplement ». Sur la télévision branchée sur une chaîne d’information en continu, les images d’Emmanuel Macron affirmant pouvoir trouver « dix offres d’emploi sur le Vieux-Port » passent. « Vous voyez, c’est ça le mépris. Penser qu’on est interchangeable, et qu’on est là pour juste faire les boulots de merde. Les jeunes veulent autre chose, c’est normal. » En quittant l’appartement, on croise sa fille, qui habite désormais à La Défense, à quelques centaines de mètres de la cité Pablo Picasso. « J’avais une vue imprenable sur les feux d’artifice. C’était beau mais tellement triste. Comment tout ça va finir ? »
Déploiement de 40 000 policiers
La question de l’Éducation nationale revient aussi souvent dans les bouches. En milieu d’année scolaire, comme nous vous le racontions dans Politis, le lycée Joliot-Curie avait été l’objet d’intervention policière particulièrement musclée à la suite d’un blocus. Douze mineurs avaient été placés en garde à vue. Un jeune avait été hospitalisé après avoir reçu un LBD dans la tête. « Cela fait six ans que je suis ici. Je n’avais jamais vu ça. Un tel déploiement de forces de l’ordre devant et même au sein de l’établissement, c’est inédit », nous racontait à l’époque une professeure du lycée. La sensation d’être reléguée, d’être traité « différemment » que le reste de la société, est très présente dans les bouches de nos interlocuteurs.
Tous s’interrogent sur ce que va devenir ce mouvement qui ne fait commencer. « Demain il y a la marche blanche. Mais à quoi ça sert ? Combien de marches blanches a-t-on fait sans que cela ne change rien ? », questionne Hamza. Mohammed, un ancien associatif qui a quitté Nanterre il y a une dizaine d’années, confie, désabusé : « Les marches blanches ça fait partie du cirque. Tout le monde va récupérer ça, le maire, SOS Racisme, les politiques. Mais après il ne se passe rien. On connaît trop bien la chanson. » Selon lui, de nombreux « anciens » de la « deuxième génération « s’abstiendront » de venir à la marche : « Ils sont pour l’action radicale. Sur place, tout le monde a envie que tout brûle. »
Combien de marches blanches a-t-on fait sans que cela ne change rien ?
Une prédiction qui s’est révélée vraie cette nuit, les policiers étant obligés d’abandonner la cité Pablo Picasso dans une situation de très grande tension qu’on a retrouvée dans de très nombreux endroits de l’Hexagone. Sur place, personne ne semble prêt à appeler au calme. Mohammed conclut : « Cette fois, vu le contexte, social et politique et ce que les quartiers se prennent dans la tête depuis des années, je ne vois pas pourquoi ça s’arrêterait. » Une chose est sûre, les révoltes des quartiers, qui ont vu le jour il y a près de vingt ans, trottent dans toutes les têtes. Aujourd’hui, le gouvernement annonce le déploiement de 40 000 policiers et gendarmes dans toute la France, dont 5 000 à Paris et en Ile-de-France. Pas sûr qu’un tel dispositif participe de l’apaisement, tant espéré par le gouvernement.
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