« Il est devenu absurde et même cynique de parler d’égalité des chances »
Ancien directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco) de Vincent Peillon, Jean-Paul Delahaye est un fin connaisseur du système éducatif français. Il milite pour la démocratisation scolaire.
Cet article est issu de notre nouveau hors-série : « Dessine-moi l’école publique ». Un numéro exceptionnel de 52 pages, à découvrir en kiosque et sur notre boutique en ligne !
Peut-on réformer l’école de l’intérieur ? Beaucoup s’y sont cassé les dents. L’exercice est rude et suppose le travail d’une équipe entièrement tournée vers la même finalité : en finir avec cette école injuste. Jean-Paul Delahaye, ex-directeur général de l’enseignement scolaire de Vincent Peillon, nous éclaire ici sur le chemin qui reste à parcourir. Il est par ailleurs l’auteur d’Exception consolante. Un grain de pauvre dans la machine (à forte connotation autobiographique), Librairie du Labyrinthe, 2021,
et de L’école n’est pas faite pour les pauvres, Le Bord de l’eau, 2022.
Pouvez-vous, dans un premier temps, expliquer en quoi votre parcours est celui d’une « exception consolante », pour reprendre le titre d’un de vos livres ?
Jean-Paul Delahaye : Cette expression de Ferdinand Buisson (1) correspond à mon parcours scolaire d’enfant d’une femme de ménage et ouvrière agricole qui parvient en tant que boursier à intégrer un lycée de bourgeois à Abbeville, dans la Somme, au début des années 1960. Une « exception », donc, « consolante », disait Buisson, car « propre à faire oublier l’injustice foncière qui reste la règle générale ». C’est pourquoi je me suis toujours refusé à être l’alibi qu’on utilise pour masquer, derrière la fiction de l’élitisme républicain, ce qui reste foncièrement un élitisme social dans notre pays.
Ferdinand Buisson a été notamment directeur de l’enseignement primaire sous Jules Ferry.
Votre séjour au ministère a été assez bref. Pouvez-vous revenir sur cette expérience de proximité avec le pouvoir en tant que bras droit du ministre ? Peut-on changer les choses de l’intérieur ?
Le séjour a en effet été bref, de 2012 à 2014, mais très productif. L’équipe que nous formions autour du ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, connaissait parfaitement le système et nous n’avons pas eu trop de difficultés à mobiliser l’administration pour la mise en œuvre. En tant que Dgesco, j’ai pu mesurer la formidable mobilisation de toutes les directions du ministère lors de l’élaboration de la loi de refondation du 8 juillet 2013. Il est vrai qu’il n’a pas toujours été simple d’imposer des priorités pédagogiques – c’était le cœur de la loi de refondation – à certains hauts fonctionnaires plus habitués à gérer (très bien d’ailleurs) qu’à prendre en compte les besoins des élèves et des personnels. Il faut, de ce point de vue, être attentif à la tendance actuelle qui consiste à considérer que l’Éducation nationale est une administration comme une autre et à confier de plus en plus de responsabilités, au ministère ou dans les rectorats, à des hauts fonctionnaires, énarques ou autres, qui ne connaissent pas l’Éducation nationale de l’intérieur.
Mais la fronde contre la réforme des rythmes scolaires en 2013 ne vous laisse-t-elle pas un goût amer ?
Un goût amer pour les enfants et pour notre pays tout entier, qui considère que le temps scolaire est un fardeau dont il faut se débarrasser en le concentrant sur un minimum de jours. La décision prise en 2008 de supprimer une matinée de classe à l’école primaire française en ramassant les 24 heures de classe sur quatre lourdes journées de six heures a été une folie, une exception mondiale qu’aucun pays n’a depuis songé à imiter, puisque tous les enfants de la planète ont aujourd’hui, comme chacun devrait le savoir, une semaine scolaire organisée sur au moins cinq jours. Le retour à la semaine de quatre jours en 2017 (après une parenthèse de quatre ans) est une erreur majeure que nous paierons très cher un jour ou l’autre.
La semaine de quatre jours est une erreur majeure.
En 2012, il y avait pourtant une unanimité (Académie de médecine, organisations syndicales et de parents d’élèves réunies dans l’appel de Bobigny, commissions parlementaires, etc.) pour le retour de la semaine de cinq jours. Vincent Peillon a courageusement engagé la réforme mais n’a pas reçu beaucoup de soutien politique, il faut le reconnaître. Est-ce parce que nous donnions la priorité à l’intérêt des enfants et, singulièrement, à ceux des milieux populaires qui n’ont que l’école pour s’émanciper, et que nous dérangions alors l’agenda des classes moyennes et favorisées ? La réponse est contenue dans cette enquête officielle du ministère qui, en 2017, interrogeait les parents sur leur préférence. Le résultat est sans appel : les parents les plus favorables à la semaine de quatre jours sont ceux des classes moyennes et favorisées (leurs enfants ont souvent un emploi du temps démentiel le mercredi entre le conservatoire, le club de tennis ou une officine de soutien scolaire payant et défiscalisé). Qui se soucie de ce que font les enfants des milieux populaires quand ils ne sont pas à l’école ?
L’idée est fortement ancrée, en France, qu’il est difficile de réformer l’Éducation nationale…
On peut changer les choses de l’intérieur si on associe tous les acteurs et si on s’inscrit dans la durée. Associer les acteurs en 2012 a permis, par exemple, de commencer à reconstruire en urgence et avec difficultés dans les écoles de formation d’enseignants (ESPE) une formation digne de ce nom pour les enseignants et les personnels d’éducation, formation qui avait été supprimée de 2009 à 2012 ; de donner enfin une vraie priorité à l’école primaire, par exemple en créant le dispositif « plus de maîtres que de classes » ; d’inscrire dans la loi l’objectif de mixité sociale et scolaire qui sera engagé courageusement ensuite par Najat Vallaud-Belkacem ; ou encore de refonder l’éducation prioritaire.
De quelle mesure êtes-vous particulièrement fier par exemple ?
Ma grande fierté, c’est d’avoir pu arracher à Bercy le décret d’août 2014 qui installe, pour la première fois, le principe d’une pondération des services pour les enseignants des REP+ (2). Et nous avons pu donner une impulsion décisive (après le travail réel de Xavier Darcos et Luc Chatel) dans le domaine du décrochage en faisant passer le nombre de décrocheurs de 140 000 en 2010 à moins de 90 000 en 2017. S’inscrire dans la durée, c’est malheureusement ce qui n’a pas été fait de 2017 à 2022, certains estimant que l’histoire de l’école commençait avec eux.
La pondération REP+ sert, via une réduction du service hebdomadaire d’enseignement, à permettre un exercice du métier dans de meilleures conditions, sans obligation supplémentaire.
Parmi vos préoccupations, il y a la question des enfants les plus pauvres et de la façon dont l’école publique en France les délaisse pour privilégier les milieux sociaux les plus favorisés. Quelles formes cela prend-il ?
L’école de la République devrait être, en principe, une école fraternelle. La fraternité, c’est ce qui fait se tenir debout notre devise républicaine et lui donne tout son sens : pas de liberté ni d’égalité possible entre les citoyens sans fraternité. C’est pourquoi les pauvres ont moins besoin de politiques spécifiques pour leurs seuls enfants (c’est toutefois nécessaire, on le voit dans les politiques d’éducation prioritaire par exemple) que de politiques destinées à tous, sans exception.
Vous parlez des dispositifs pour les plus « méritants » ?
Oui, disons un mot de cette politique d’exfiltration qui est d’un rare cynisme : on aide les plus « méritants » des milieux défavorisés (tant mieux évidemment pour la minorité qui en profite) et on renvoie les autres à leur responsabilité individuelle. Il suffit de traverser la rue, n’est-ce pas ? En outre, peut-on parler de fraternité budgétaire dans un pays qui dépense plus pour cloner et préserver ses élites que pour élargir la base sociale de la réussite scolaire ? Comme disait le philosophe Alain : « Admirable égalité qui donne tout à ceux qui ont déjà beaucoup. » Comment prétendre à une citoyenneté partagée par la jeunesse quand une partie d’entre elle se rend très vite compte que le collège qui l’accueille n’a pas été pensé pour tous mais uniquement pour les élèves qui sont programmés pour la voie générale du lycée ? Comment, enfin, expliquer que, chaque fois que l’on veut progresser dans la démocratisation de la réussite et, par exemple, dans la mise en œuvre d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture, on soit immédiatement accusé de « nivellement par le bas » par ceux qui veulent garder les positions acquises par leur classe sociale ? Le « bas », c’est-à-dire le peuple. Quel mépris !
Dans votre livre L’école n’est pas faite pour les pauvres, vous proposez de donner vraiment plus à ceux qui ont moins. Comment faire concrètement ?
Le caractère « redistributif » du budget de l’Éducation nationale ne saute pas aux yeux aujourd’hui. On peut prendre un exemple illustratif de ce qu’il faut bien appeler une redistribution à l’envers. Un élève de milieu modeste qui a fait son deuxième cycle de l’enseignement secondaire en lycée professionnel et qui entre sur le marché du travail avec un baccalauréat professionnel aura coûté à la nation 36 000 euros en moyenne pour les trois années passées dans l’enseignement professionnel. Un élève de milieu aisé ou intellectuel qui a fait son deuxième cycle en lycée général, qui commence ses études supérieures en classes préparatoires et les termine en master aura coûté à la nation 94 400 euros en moyenne, soit près de trois fois plus. L’argent de la nation est donc davantage utilisé par les familles aisées pour financer les études de leurs enfants que par les familles modestes dont les enfants vont à l’école moins longtemps.
On dépense 45 fois plus pour les élèves de classe prépa que pour ceux de REP.
Un autre exemple permet de montrer que les enfants des familles pauvres ne bénéficient pas du même effort budgétaire que la nation produit pour ceux des classes favorisées. Observons la dépense engagée pour un dispositif pouvant être mobilisé pour une aide au travail personnel des élèves après la classe, si essentielle pour les plus fragiles : l’accompagnement éducatif – pour une aide aux devoirs, notamment, mais aussi pour des activités culturelles et sportives. En éducation -prioritaire, le budget engagé pour cette action a été chiffré par la Cour des comptes à 32 millions d’euros pour 1,7 million d’élèves pour l’année 2016. Cela représente une dépense moyenne de 18,80 euros par élève. Une évaluation réalisée en 2012 indiquait que l’on dépensait 70 millions d’euros pour l’accompagnement éducatif des 85 000 étudiants de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), où sont scolarisés assez peu d’enfants de milieu modeste, sous la forme d’heures d’interrogation (dites heures de « khôlle ») pour préparer les concours. Soit 843 euros par étudiant, à comparer avec les 18,80 euros dépensés pour les élèves relevant de l’éducation prioritaire. On dépense ainsi 45 fois plus pour les élèves de CPGE que pour les élèves d’éducation prioritaire ! Un peu comme si les économies réalisées sur les plus faibles servaient à préserver les privilèges des plus forts. Une fraternité à l’envers en quelque sorte. À défaut de ruissellement, il faudrait ici parler de prédation.
Vous affirmez aussi que la mixité sociale et scolaire est bénéfique pour tout le monde. Les freins les plus sérieux sur ce point se situent-ils au niveau des politiques publiques ou de la société ?
Les élèves des milieux populaires sont plus sensibles à leur environnement scolaire que ceux des milieux favorisés, qui réussissent de toute façon mieux où qu’ils soient. Travailler à davantage de fraternité à l’école implique de ne pas éluder la question des modalités de répartition de la population scolaire sur un territoire, c’est-à-dire la carte scolaire, qui est devenue la partie visible, au sein du système éducatif, des clivages sociaux de la société. C’est bien parce que la politique de l’habitat des décennies précédentes a conduit à séparer, de fait, les populations que se pose la question de la mixité sociale à l’école. Il faut qu’il soit bien clair que toutes les actions pour davantage de mixité sociale et scolaire à l’école n’ont de sens que si elles sont portées, dans le même temps, par une autre politique d’urbanisme. Pour ce qui relève de la responsabilité de l’école, la question est à la fois politique et pédagogique. Peut-on préparer au « vivre–ensemble » si on ne « scolarise pas ensemble », au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire ? La situation est d’autant plus grave en France que nous sommes un des pays en Europe qui financent le plus la concurrence privée de l’école publique. Une école privée bien peu fraternelle qui est financée à 73 % par de l’argent public et qui se donne néanmoins le droit de trier les élèves qu’elle accueille. À ce niveau de séparatisme social, dans l’enseignement public comme dans l’enseignement privé, le vivre-ensemble n’est qu’un leurre, avec des jeunesses qui ne se fréquentent pas, ne se parlent pas. Comment, ensuite, l’élite qui gouverne peut-elle comprendre un peuple (ceux qui ne sont « rien ») qu’elle n’a jamais vu de près, pas même pendant sa jeunesse ?
Quelles mesures immédiates seraient susceptibles de redonner de la dignité au métier d’enseignant et de faire renaître des vocations ?
La France traite très mal ses enseignants. La revalorisation des salaires des enseignants et des personnels d’éducation, sociaux et de santé doit donc être significative. On n’en prend malheureusement pas le chemin. Et je parle d’une revalorisation sans conditions ni frilosité, car on ne pose pas de conditions à la revalorisation de professionnels maltraités depuis si longtemps. S’il est un domaine où le « quoi qu’il en coûte » a du sens, c’est bien celui-là. Et s’il faut poser la question de l’organisation et du temps de travail des enseignants, question légitime, cela ne pourra être que dans un deuxième temps, dans le cadre de leur statut et non en parlant d’un « pacte » qui ouvre la voie au contrat comme dans l’enseignement privé.
Au fond, qu’est-ce qui distinguerait une politique éducative progressiste d’une politique éducative réactionnaire, à partir du moment où chaque ministre arrivant au pouvoir affirme vouloir « lutter contre l’inégalité des chances » ?
Il faut mettre en effet « égalité des chances » entre guillemets. Personnellement, c’est une expression que je n’utilise plus. À ce niveau atteint par les inégalités dans notre pays, il est en effet devenu absurde et même cynique de parler d’égalité des chances. C’est l’égalité des droits qu’il faut garantir à tous. Le problème, c’est que les inégalités ne nuisent pas à tout le monde. Une partie de nos concitoyens, de droite comme de gauche, qui peuvent peser sur les politiques publiques et dont les enfants réussissent bien dans notre école inégalitaire, pensent qu’ils n’ont pas besoin de réformes qui élargiraient la base sociale de la réussite scolaire. Ils n’ont donc pas envie que ça change. On a une « gauche du haut » qui se prétend progressiste mais qui met ses enfants dans le privé ou dans le public chic et qui a oublié depuis longtemps ce qu’est l’intérêt général. Si l’on voulait conduire une politique progressiste en matière éducative, il faudrait se poser en permanence quelques questions, tout particulièrement pour le temps de la scolarité obligatoire : vise-t-on l’intérêt général ou répond-on à des intérêts particuliers ? Scolarise-t-on ensemble les enfants ou laisse-t-on faire un côte-à-côte qui pourrait devenir un face-à-face mortifère ? Met-on en place des savoirs pour émanciper tous les élèves ou empilons-nous des disciplines qui se disputent les meilleures places pour servir à la sélection sociale ? Pour résumer, faut-il promouvoir la coopération et le commun qui rassemblent, ou faut-il favoriser la compétition et la sélection précoce qui divisent ? On voit bien que, selon qu’on privilégie l’une ou l’autre option, on ne construit pas la même société.