La fabrique des managers de l’Éducation nationale
L’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) est un passage obligé pour les futurs inspecteurs et chefs d’établissement. Directement lié au ministère, il est l’antichambre de « l’école du futur » souhaitée par Emmanuel Macron.
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Technopôle du Futuroscope, Téléport 2. Dans cette zone étrange, coincée entre le parc d’attractions et l’autoroute A10, d’imposants bâtiments blanc et gris s’alignent entre de petits carrés de gazon fraîchement tondu. D’une voiture noire sort un homme en caban, accompagné de silhouettes en costume et de quelques journalistes. Nous sommes le 12 décembre 2017 et Jean-Michel Blanquer est en visite à Chasseneuil-du-Poitou, dans la banlieue de Poitiers (1).
En poste depuis sept mois, le ministre de l’Éducation nationale a de grandes ambitions, dont celle de « faire de Poitiers la capitale de l’Éducation nationale ». Dans les allées de la ZAC, Icomtec, SP2MI, Ensma et autres acronymes d’établissements dédiés à la communication ou à l’ingénierie, se succèdent. Mais l’endroit que Jean-Michel Blanquer tenait avant tout à visiter, c’est l’Esen. L’École supérieure de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche fête ses 20 ans. Un an après, en décembre 2018, un arrêté ministériel la rebaptise Institut des hautes études de l’éducation et de la formation, l’IH2EF.
Cela ressemble au jeu de go : on place les acteurs qu’on veut.
Son nom ne dit sûrement pas grand-chose aux non-initiés. Pourtant, cet établissement forme tous les cadres de l’institution, aussi bien les principaux de collège et les proviseurs de lycée que les inspecteurs. Recrutés sur concours, ils ont souvent des années d’ancienneté dans l’Éducation nationale, en tant qu’enseignant ou conseiller principal d’éducation (CPE). Ils redeviennent pendant un an des stagiaires, combinant un poste en établissement, le plus souvent de principal adjoint dans un collège, et des périodes de formation – en présentiel à l’IH2EF pendant trois semaines, et à distance, souvent en soirée ou le week-end.
L’esprit critique n’est pas au programme
Jusqu’ici, l’IH2EF ressemble à d’autres établissements formant les cadres de la fonction publique, comme l’École nationale de la magistrature (ENM). À un détail près. L’ENM a un statut d’établissement public administratif, ce qui lui garantit une autonomie vis-à-vis du ministère de la Justice. Au contraire, l’IH2EF est considéré comme un service à compétence nationale, rattaché au secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale. « La mainmise du ministère sur l’établissement est très forte. Toute tentative de développer une forme d’esprit critique est phagocytée par le fait que le cordon ombilical avec le ministère n’a jamais été coupé », analyse Jean-Pierre Véran, ancien inspecteur d’académie, professeur de lettres et auteur d’articles à ce sujet sur son blog de Mediapart. Il en veut pour preuve la genèse même de l’établissement : créé en 1987 par le ministre René Monory (RPR), il était à l’origine dirigé par un sous–directeur du ministère.
À la fin des années 2000, lorsque l’école s’appelait encore l’Esen, Jean-Pierre Véran y était formateur. Alors qu’il proposait à ses stagiaires de débattre d’une mesure du ministre Xavier Darcos (UMP), il se souvient de leur étonnement : « Certains m’ont reproché d’être déloyal envers le ministère. » Le soupçon de déloyauté, Christophe l’a également essuyé. Professeur d’EPS pendant vingt-sept ans et syndiqué à la FSU, il est admis au concours de personnel de direction en 2021. « Avec mon passé de syndiqué, il a fallu que je me justifie à l’oral du concours. Les jurés voulaient savoir si je pouvais être loyal envers le ministre. Je leur ai dit que je ne devais rien à une personne, mais à l’institution. »
Depuis quatre ans, c’est le mathématicien Charles Torossian qui est à la tête de l’institut. Normalien, haut fonctionnaire et inspecteur général, il est dépeint par ses collaborateurs comme pragmatique. « Charles Torossian marche comme si les humains et les organisations étaient une équation », glisse un chercheur qui a travaillé avec lui par le passé. Il s’est fait connaître en pilotant avec Cédric Villani – mathématicien et député de la majorité, à l’époque – le rapport proposant « 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques », remis à Jean-Michel Blanquer en février 2018. Un an et demi après, le 4 novembre 2019, il est nommé directeur de l’IH2EF par décret ministériel. Une récompense pour ses bons travaux ? Il semble en tout cas sensible à la vision du ministre, qui a déclaré lui-même en cette journée de visite au techno-pôle du Futuroscope vouloir « faire progresser pour de vrai l’élève, [ce à quoi] la science doit nous aider ».
« Ce sont des jeux de cooptation, de pouvoir. C’est très politique. Cela ressemble au jeu de go : on place les acteurs qu’on veut », analyse Cécile Roaux, docteure en science de l’éducation et auteure de La Direction d’école à l’heure du management (PUF, 2021). Selon elle, l’IH2EF est un canal privilégié de transmission des directives ministérielles vers les établissements scolaires. À cet égard, la laïcité est désignée par plusieurs stagiaires comme la thématique la plus récurrente de leur formation. « On nous la présentait telle que Blanquer la voyait, c’est-à-dire comme un objet de combat alors qu’en vérité c’est un concept, un processus », estime Christophe.
Une école « flexible »
L’IH2EF se fait le relais d’une philo-sophie à part entière. Les cadres y sont formés à diriger l’« école du futur » vantée par Emmanuel Macron : une -nouvelle approche, censée trancher avec l’organisation très verticale de l’Éducation nationale, pour donner plus d’autonomie aux établissements et aux enseignants. Pour Jean-Pierre Véran, c’est même la raison d’être de l’institut : « L’établissement a été créé pour organiser une nouvelle forme de gouvernance de l’Éducation nationale, inspirée du New Public Management. » Le concept, hérité des années 1970, vise à transposer dans le secteur public les outils de gestion du secteur privé. « C’est un modèle qui reflète une tendance générale, les services publics doivent devenir aussi “flexibles” que des entreprises », estime-t-il.
Des enseignants de l’Essec viennent donner des cours de techniques de négociation.
La libérale « école du futur » divise, notamment autour de son projet d’associer les directeurs au recrutement de leurs enseignants. En juin 2022, le président de la République a annoncé son souhait de généraliser le dispositif, déjà en test dans plusieurs établissements marseillais. Aucun calendrier n’a encore été avancé, mais les stagiaires de l’IH2EF s’initient déjà aux ressources humaines lors d’un « stage d’ouverture » au sein d’une entreprise ou d’un établissement à l’étranger. L’an dernier, Christophe a ainsi effectué un « stage RH » auprès d’un directeur des ressources humaines de la SNCF et un séjour en Irlande : « Là-bas, l’école est un bien de consommation ; chez nous, elle est laïque et égalitaire. Ce n’est pas forcément notre modèle qu’il faut changer. Il nous faudrait plus d’outils et de moyens humains. Mais c’est le genre d’échange qu’on n’a pas en formation à l’IH2EF, ça ne reflète pas l’orientation du ministère. »
Le tournant managérial de l’institut s’incarne aussi dans les cours qu’il dispense. On croise à l’IH2EF des enseignants de l’Essec, grande école de commerce, venus donner des cours de « techniques de négociation » et de « gestion du conflit ». Jérôme Gannard, principal d’un collège près de Lens et formateur en management à l’institut, remarque, sans pour autant le déplorer, « des changements dans la posture qu’on attend d’un cadre de l’Éducation nationale. On est moins dans le pilotage pédagogique en direction des élèves et davantage dans le management des équipes de l’établissement ».
Manque d’effectifs sur le terrain
Si les avis divergent sur le contenu de la formation, un même adjectif revient souvent pour la qualifier : « déconnectée ». Déconnectée des attentes des stagiaires, déconnectée des besoins immédiats des chefs d’établissement, déconnectée des réalités du terrain. Jean Klein, secrétaire national du Snupden-FSU (syndicat des personnels de direction) et principal adjoint d’un collège près de Chartres, se remémore sa propre formation : « Sur le moment, on se dit qu’on ferait mieux d’apprendre à se servir du logiciel de gestion des emplois du temps, au lieu de faire des jeux de rôle pour simuler des réunions. » Avec le recul, il reconnaît cependant que les semaines de formation à l’IH2EF permettent un « apport intellectuel et théorique impossible à assimiler lorsqu’on est happé par la réalité de la direction d’un établissement ».
Car, sur le terrain, les stagiaires assument une charge de travail colossale, renforcée par le manque d’effectifs. À l’issue du concours, ils sont affectés au gré des besoins, parfois loin de leur domicile. Lors de son entretien de recrutement, Christophe a senti l’importance de ce critère de mobilité, qu’il a su mettre en avant : « Mes enfants sont en études supérieures, donc je suis plus libre. Mais il arrive que des personnes refusent le bénéfice du concours à cause d’une affectation sur un poste trop éloigné. »
En tant que responsable syndical, Jean Klein a reçu plusieurs témoignages de candidats dans cette situation : « Les stagiaires formulent des vœux d’affectation : ceux des premiers de la liste sont respectés, mais, plus on descend dans les places, plus il est possible de se voir proposer une académie hors de ses vœux, en laissant croire aux candidats que, s’ils n’acceptent pas, ils n’auront rien d’autre. » Cette année, l’IH2EF forme 812 stagiaires au métier de personnel de direction, ils sont donc autant à occuper un poste d’adjoint dans un collège ou un lycée. Après leur affectation, il restait encore au moins 500 postes à pourvoir.