Parcoursup : supplément de stress

Si s’inquiéter pour son avenir n’a rien d’anormal, les plateformes d’orientation renforcent de façon démesurée la pression sociale qui pèse sur les élèves et leur famille.

Annabelle Allouch  • 30 juin 2023 abonnés
Parcoursup : supplément de stress
68,3 % des élèves déclarent avoir été particulièrement stressés par la phase d’inscription et de formulation des vœux.
© Lilian Cazabet / Hans Lucas/AFP.

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« Le stress, en général, il en faut pour l’orientation », affirmait le candidat à l’élection présidentielle Emmanuel Macron, dans une émission d’une grande chaîne hertzienne, tout en reconnaissant que Parcoursup, la plateforme dématérialisée, pouvait être comprise comme une « usine à stress (1) ». Pour autant, est-il normal de stresser pour son orientation ? C’est-à-dire, est-il acceptable qu’un lycéen et sa famille éprouvent dans leur corps des émotions parfois particulièrement négatives lorsqu’il s’agit de son avenir ? La question vaut aussi pour les plus jeunes, dans le cadre du choix de la langue vivante ou de la spécialité du baccalauréat. Au-delà de l’aspect psychologique, la question du stress et de l’angoisse est en fait éminemment politique : qu’est-ce qui, dans le système éducatif, nous affecte au point d’engager notre psychisme et nos sensations, comme si tout cela était « plus fort que nous » ?

L’attente des adultes

Un philosophe a déjà réfléchi à ces questions : Michel Foucault. Dans un entretien radiophonique de 1975 avec le journaliste Jacques Chancel, il revient sur le fonctionnement de l’école. Pour lui, la réponse est claire : l’angoisse structure l’expérience des élèves face à l’orientation, mais aussi face aux savoirs. « Les enfants perçoivent très tôt l’angoisse des adultes [face à l’école], et c’est sans doute la chose qu’ils perçoivent le mieux ! » Pour Foucault, les adultes en question sont d’abord des parents : « Les parents donnent aux enfants une véritable angoisse devant le savoir par l’intérêt qu’ils [y portent]. Car, dans le savoir des enfants, ils mettent leur propre gloire, leurs sacrifices, leurs propres projets d’avenir et leur revanche. » Autant dire que l’angoisse est ce qui se transmet le plus sûrement entre les générations. Elle apparaît même inséparable des phénomènes de reproduction sociale.

1

« Le 19:45 », M6, 23 mars 2022.

Globalement, les sociologues qui s’intéressent aux pratiques éducatives des classes moyennes et supérieures – de Pierre Bourdieu à Monique et Michel Pinçon-Charlot – donnent raison au philosophe : ce que les parents cherchent dans l’éducation, c’est la transmission et le maintien de leur propre statut social. De quoi stresser pour les familles, et surtout justifier à leurs yeux un investissement intensif dans des pratiques extrascolaires (une inscription la même année en violon, au football et à un atelier poterie, par exemple), dans le suivi assidu des devoirs à la maison et dans l’accompagnement du travail d’orientation et des choix d’établissement des élèves. Cela fera aussi la différence, par exemple, dans les stratégies de dérogation à la carte scolaire ou dans le choix d’une entrée dans l’enseignement privé. De ce point de vue, ce qui génère du stress chez les enfants, c’est donc bien l’attente des adultes.

Les parents cherchent dans l’éducation la transmission de leur propre statut social. 

L’angoisse n’est pas seulement le propre des familles, elle est aussi le produit du fonctionnement du système scolaire, y compris de la part des enseignants, souvent malgré eux. Concernant Parcoursup, des études de plus en plus précises identifient ce phénomène. C’est le cas de celle de la sociologue Carole Daverne, qui revient sur la manière dont les enseignants accompagnent les lycéens vers le supérieur, en coordination avec les psychologues de l’Éducation nationale (conseillers d’orientation). En théorie, comme le prévoit le ministère, ces personnels interviennent à deux niveaux. Tout d’abord, ils aident au choix des filières, c’est-à-dire qu’ils construisent le projet d’orientation de l’élève. Ensuite, ils livrent un mode d’emploi de la plateforme, en expliquant son fonctionnement, les dates limites à respecter, etc. Mais, dans les faits, c’est précisément sur ce dernier volet que le bât blesse : déjà, parce que les 54 heures allouées par les textes à l’orientation en terminale sont loin d’être respectées, mais aussi parce qu’elles sont loin d’être suffisantes.

Malaise généralisé

En vérité, cet accompagnement se déroule moins en classe que dans les interstices de l’espace scolaire. Pour 76 % des enseignants rencontrés par la sociologue, il a été réalisé par le biais de l’ENT (espace numérique de travail, dont dispose chaque établissement) ou même par SMS afin de répondre aux questions – fréquemment d’ordre technique – des parents et des candidats, souvent perdus face à une plateforme automatisée qui dépersonnalise. Selon Carole Daverne, 68,3 % des élèves interrogés dans le cadre de sa recherche déclarent avoir été particulièrement stressés par la phase d’inscription sur la plateforme et par la formulation des vœux. Pour le dire autrement, l’attente des résultats génère moins de stress que le fait d’être confronté à une plateforme numérique. On voit donc que l’anxiété, loin d’être le propre de l’orientation, est plus sûrement le produit du fonctionnement de l’École et de logiques sociales générales. Les étudiants à l’université passés par Parcoursup ne disent pas autre chose. Selon une enquête sur la satisfaction des usagers de la plateforme menée par une autre sociologue, Élise Tenret, 80 % d’entre eux déclarent considérer la plateforme Parcoursup comme une expérience soit « très stressante », soit « assez stressante » ! Ce sentiment n’est pas anodin si on le rapproche d’un autre résultat de la même enquête : quel que soit le résultat final obtenu sur la plateforme, seulement 27 % des étudiants (en général parmi les plus favorisés) considèrent la plateforme comme une procédure juste ou assez juste ; 27 % la considèrent injuste et 46 % sont indifférents ou ne savent pas.

La plateforme dématérialisée a renforcé un climat d’incertitude chez les professionnels.

Du point de vue des élèves, comment considérer un système scolaire comme juste et équitable lorsqu’il suscite un sentiment de malaise aussi généralisé, que les élèves identifient non seulement chez eux-mêmes et leurs parents, mais aussi chez leurs camarades de classe et leurs enseignants ? On ajoutera que les réformes successives de l’enseignement secondaire, qui visent à créer un continuum entre le bac -3 (la seconde) et le bac +3 (la licence), ont introduit de la rigidité dans le choix des spécialités et de l’orientation. C’est-à-dire créé une sorte de pipeline qui, à force de guider les lycéens vers des spécialités qui correspondent parfaitement aux attendus des établissements du supérieur, produit une forme de détermination forcée dans l’orientation d’élèves en général âgés de 16 à 19 ans. Choisir sa spécialité revient alors à choisir son orientation à un très jeune âge pour les cinq années à venir. On serait angoissé à moins ! Ce phénomène explique d’ores et déjà la défection des élèves (mais aussi des établissements) à l’égard des humanités classiques, par exemple, en faveur des mathématiques, discipline la plus répandue parmi les attendus des universités sur Parcoursup.

Tous candidats

Du point de vue des enseignants aussi, la réforme des procédures d’orientation et d’affectation des vœux soulève des questions. Faute de pouvoir accompagner correctement les élèves, dans quelle mesure assistera-t-on à une défection des enseignants à l’égard des classes de terminale ou du rôle de professeur principal, cheville centrale du processus d’orientation vers le supérieur ? Ce questionnement porte aussi sur le rôle des psychologues de l’Éducation nationale, qui soulignent dans l’enquête de Carole Daverne à quel point ils pâtissent du manque de coordination entre les différents personnels impliqués dans le processus. Il n’y a pas, par exemple, d’espace commun dans lequel chacun pourrait construire le projet de l’élève en coordination avec les familles. À l’heure où la réforme du statut des anciens centres d’information et d’orientation (CIO) a rattaché certains de ces personnels aux compétences des conseils régionaux, la plateforme dématérialisée semble donc avoir contribué à renforcer un climat d’incertitude chez ces professionnels, amplifiant encore -l’anxiété généralisée des familles.

Les enquêtes sur Parcoursup et les réformes de l’orientation devront affiner ces premiers résultats. Pour autant, ceux-ci montrent que le stress devant les procédures d’orientation n’est ni « normal » ni le propre de la psyché des élèves au moment de se choisir un avenir. Ressentir un stress en pensant à son orientation n’est pas nouveau, mais le fait que cela concerne une large frange des lycéens à l’heure où tout le monde est devenu, de facto, un candidat, nous semble significatif. Loin d’être « normale », l’anxiété est bien le produit d’une configuration où l’attente sociale des familles à l’égard de l’institution scolaire se voit amplifiée par des réformes qui introduisent des procédures dématérialisées complexes, non seulement au niveau de l’accès au supérieur, mais aussi de l’accès au lycée. C’est le cas, par exemple, de la plateforme Affelnet dans l’académie de Paris. On peut d’ailleurs retrouver ces plateformes à d’autres niveaux, comme à l’occasion de l’attribution de places à la maternelle ou en crèche. L’angoisse ! 

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