Poutine : le risque de la bête blessée
Le coup de force d’Evgueni Prigojine, chef de la milice Wagner, a affaibli Vladimir Poutine aux yeux du monde. La métaphore de la bête blessée, capable de tout, hantera inévitablement les esprits dans les prochaines semaines.
dans l’hebdo N° 1764 Acheter ce numéro
Le coup de force d’Evgueni Prigojine a fait deux vaincus. Le chef de la milice Wagner n’est pas allé jusqu’au bout de son projet, si tant est que celui-ci était bien de renverser Vladimir Poutine. Et le président russe n’a montré dans cette affaire que des faiblesses. Son armée a été incapable de stopper militairement l’avancée des chars rebelles, qui n’ont rebroussé chemin qu’à l’issue d’une négociation dont on ne connaît pas les aboutissants. Certes, Prigojine a été exfiltré vers la Biélorussie, ce qui n’a guère de signification dans un pays qui n’est qu’une excroissance politique de la Russie, mais sa milice n’est pas démantelée, contrairement à ce que voulait Poutine. C’est d’ailleurs cette volonté du Kremlin de faire rentrer dans le rang les miliciens, assortie d’un ultimatum, qui a déclenché les hostilités. Mais les deux parties ont rapidement constaté que la victoire ne serait possible qu’au prix d’un affrontement sanglant à l’intérieur de Moscou. En dernier ressort, c’est sans doute la crainte de ruiner toute chance de poursuivre la guerre en Ukraine qui a décidé les deux rivaux, l’un et l’autre ultranationalistes, à s’arrêter au bord de l’abîme. Ce qui est sûr, c’est que Poutine sort de cet épisode affaibli aux yeux du monde. Qu’est-ce qu’un dictateur obligé de promettre l’impunité à celui qui a voulu sa perte ? Reste donc l’image d’un président russe à la tête d’un appareil militaire dont la fidélité et l’efficacité sont pour le moins incertaines.
Qu’est-ce qu’un dictateur obligé de promettre l’impunité à celui qui a voulu sa perte ?
Tous les événements de ces derniers jours sont évidemment la conséquence directe de la guerre en Ukraine. En lançant ses blindés sur la route de Kyiv, le 24 février 2022, Poutine n’avait pas idée qu’il ouvrait une redoutable boîte de Pandore. En Russie, une fuite en avant est aujourd’hui à redouter. Faute de pouvoir régler son compte à Prigojine, Poutine risque de déplacer le curseur de la répression en direction des derniers démocrates encore en liberté. Le peuple, totalement absent de cet épisode, pourrait être une fois encore victime de ce qui s’apparente à une guerre de clans, sinon de gangs. Mais le grand point d’interrogation concerne l’Ukraine. Alors que la contre-offensive de l’armée de Zelensky n’est pas probante, Poutine va-t-il choisir l’escalade ? Prigojine, lui, a envoyé deux messages contradictoires. En affirmant, à la veille de son coup de force, que cette guerre n’était pas « un enjeu national » pour la Russie, il a semblé remettre en cause toute la politique expansionniste du président russe. Mais, tant qu’à être en guerre, il a déploré depuis des mois l’incompétence de l’état-major, et semblé encourager la politique du pire. A-t-il convaincu Poutine de céder à son jusqu’au-boutisme ? La promesse d’un changement de stratégie est-elle à la base de l’accord entre les deux hommes ? La métaphore de Poutine en bête blessée, capable de tout pour sauver son pouvoir et sa vie, hantera inévitablement les esprits dans les prochaines semaines. La question du recours à l’arme nucléaire « tactique » (de moindre puissance) se posera de nouveau. Quant aux Ukrainiens et aux opposants biélorusses, ils ont sans doute été déçus d’un dénouement trop rapide alors qu’ils espéraient une désorganisation durable à Moscou et à Minsk. Mais il était de toute façon imprudent d’attendre quoi que ce soit de Prigojine, sinon le pire du pire. Un fasciste ne peut qu’encourager à la fascisation du régime.
Il était imprudent d’attendre quoi que ce soit de Prigojine, sinon le pire du pire.
Les événements de ces derniers jours devraient aussi inviter à la réflexion tous ceux qui, au nom de la paix, sont toujours prêts à pousser l’Ukraine à la capitulation. Offrir une victoire à un tel régime, et aux aventuriers qui gravitent dans son entourage, aurait des conséquences incalculables pour l’avenir de la Russie elle-même, de l’Europe, et au-delà. À Paris comme à Washington, on s’est contenté de jouer les « Monsieur Prudhomme », constatant l’évidence. Emmanuel Macron a finement observé que « le camp russe est divisé », tandis que le secrétaire d’État américain relevait, tout aussi sobrement, « des fissures au plus haut niveau de l’État ». Ou comment parler pour surtout ne rien dire ! Seule la Chine a confirmé, avec ce sens inimitable de la litote propre à sa diplomatie, son soutien à Poutine en saluant « la capacité [du président russe] à gérer des situations complexes ». Au sein de la gauche, Mélenchon s’est exclamé, un rien lyrique : « Ni Poutine ni Prigojine, le peuple aura le dernier mot ! » On aimerait tellement pouvoir le croire.
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