Retraites : construire sur la défaite
Après une dernière journée de mobilisation en forte baisse, le mouvement social contre la réforme des retraites a échoué à faire reculer le gouvernement. Malgré tout, ces cinq mois de lutte ont posé des jalons sur lesquels il faudra s’appuyer pour obtenir des conquêtes sociales.
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À Lannion, la fibre de la grève AESH : « On est trimballées comme des bouche-trous »Il y a, dans cette chaleur printanière annonçant les prémices de l’été, une âcre odeur de défaite. Dans les rues de la capitale, comme partout dans l’Hexagone, mardi 6 juin, elle piquait même le nez. Des cortèges tout de même importants, mais réduits à peau de chagrin comparé à ceux qui ont rendu l’hiver incandescent. Des taux de grévistes au plus bas. Des déclarations syndicales en demi-teinte, à l’image de celle de Laurent Berger, qui, avant même le départ de sa dernière manifestation en tant que leader de la CFDT, concédait que « le match était en train de se terminer ». Une phrase maladroite au vu du timing, mais qui a le mérite d’avoir une forme de sincérité : le mouvement social n’a pas réussi à faire céder le gouvernement. Des millions de travailleurs et de travailleuses devront, à partir du 1er septembre, travailler deux ans de plus.
Les syndicats seront-ils capables de fidéliser ces nouveaux adhérents une fois la mobilisation passée ?
Le constat est rude pour ces millions de personnes qui se sont mobilisées durant cinq mois, par des grèves, des manifestations et d’autres actions. Malgré tout, faut-il voir là une défaite éclatante pour le mouvement social ? « Contrairement à d’autres mobilisations dans le passé, il me semble qu’on est loin d’être sur une défaite en rase campagne du syndicalisme, soutient Pierre Rouxel, maître de conférences en science politique à l’université Rennes-II, spécialiste du syndicalisme. Il reste une énergie, un enthousiasme qui laisse à penser que ce n’est pas une fin de cycle. » Dépasser le marasme de la défaite pour construire sur la « joie militante » qui a habité ce mouvement social historique : voilà, désormais, la tâche qui incombe aux organisations syndicales. Et les jalons sont nombreux pour bâtir un avenir tourné vers des avancées sociales.
Le premier – le plus souligné par les dirigeants syndicaux – est le regain des adhésions aux syndicats. Rien que depuis janvier 2023, la CFDT revendique plus de 43 000 nouveaux adhérents ; la CGT, 30 000. « C’est plus que tous les militants de certains partis politiques, raille Laurent Berger, leader, pour quelques jours encore, du syndicat réformiste. Cela montre bien que le syndicalisme est en forme. » Après plusieurs décennies de chute constante du taux de syndicalisation dans le pays, accompagnée d’une fragmentation du marché du travail, ces chiffres ne sont pas anodins. « Désormais, tout l’enjeu pour les organisations syndicales est de transformer l’essai. Sont-elles en capacité de fidéliser ces nouveaux adhérents une fois la mobilisation passée ? » s’interroge Pierre Rouxel. Selon le chercheur, ce qu’ont confirmé nos discussions avec les représentants syndicaux, beaucoup de ces nouvelles adhésions ont eu lieu sur Internet ou dans des unions locales. « Autrement dit, ce sont des personnes qui ne sont pas nécessairement inscrites dans un collectif syndical militant. Les organisations syndicales ont-elles la capacité de les former, de les socialiser, de les impliquer dans la vie du syndicat ? Ce sera un enjeu majeur pour retenir ces syndiqués isolés et investir des secteurs et des entreprises où elles sont aujourd’hui absentes », poursuit le sociologue.
Rester unis
Cette dynamique d’adhésion importante est le fruit d’une autre pierre posée par ces cinq mois de luttes : l’unité syndicale. En faisant front commun sans se fissurer tout au long de la mobilisation, les syndicats ont prouvé leur capacité à mettre de côté leurs habituelles querelles pour une cause commune. « Aujourd’hui, cette intersyndicale est notre plus grande victoire, confie Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, elle a été entraînante et pas seulement bureaucratique. Elle a été révélatrice d’un monde du travail qui se cherche une représentation. Durant cette période, l’intersyndicale a eu ce rôle, et c’est à la fois porteur et positif. Si on arrive à faire perdurer ça, ce sera très bien pour la société. »
Cette intersyndicale est notre plus grande victoire.
Une nouvelle fois, paradoxalement, le plus dur est à venir pour maintenir cette unité. Fin mai, toutes les organisations de l’intersyndicale ont publié un communiqué annonçant des thématiques larges (salaires, égalité femmes-hommes, emploi des seniors…) sur lesquelles elles comptent travailler ensemble à l’avenir. « C’est une manière de dire que désormais on va aussi se battre ensemble “pour” des avancées sociales et pas seulement contre le recul de nos droits ! » explique Simon Duteil, codélégué général de l’union syndicale Solidaires. Malgré tout, de vraies divergences de fond persistent entre les différentes centrales. Les leaders syndicaux se veulent confiants sur leur capacité à réussir à les mettre de côté pour faire avancer leurs points communs. Mais plusieurs craignent que les stratégies patronales et gouvernementales en vue de les diviser les fragilisent.
Clairement, cette unité dérange les deux autres parties. Le 29 mai, Thibault Lanxade, membre du Medef, la principale organisation patronale, publiait une chronique dans Les Échos, estimant « urgent de sortir de l’intersyndicale » pour éviter « le piège de l’unanimisme » qui « empêcherait de négocier efficacement les prochains grands sujets sociaux ». Un signal faible, parmi d’autres, soulignant la crainte que pourrait susciter une intersyndicale forte sur ces questions. « Le patronat et le gouvernement voulaient nous marginaliser dans le rôle de spectateurs et de commentateurs de l’actualité. Cette mobilisation nous a remis au cœur du jeu », se félicite Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, qui promet que désormais « rien ne sera plus comme avant ». Un avis qui fait sens pour Pierre Rouxel. « Le syndicalisme sort renforcé de cette séquence. En parallèle, le gouvernement est délégitimé politiquement. Dans cette configuration-là, les organisations syndicales vont sans doute avoir une capacité renforcée à imposer leur propre agenda social, notamment sur les salaires. »
Conquérir des avancées
Car les problématiques sociales restent bien d’actualité. La question des salaires, du sens du travail et, plus récemment, la crise du logement sont autant de thématiques qui créent de la colère sociale. À cela s’ajoute un ressentiment important vis-à-vis de l’exécutif. « Il y a encore une très forte colère sociale qui existe. Ce qui s’est passé n’est pas vain. Pour nous, ce n’est pas la fin, c’est une étape, car les questions sociales vont continuer de monter », assure Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires.
La victoire des salariées de Vertbaudet a d’ailleurs, récemment, mis en lumière cette prégnance des questions des salaires et des conditions de travail. Partout en France, des luttes sectorielles et au sein des entreprises continuent d’émerger, encouragées par le mouvement social contre la réforme des retraites. « Cet élan nous a beaucoup aidés dans notre lutte. On a reçu beaucoup de soutiens. On a appris en un mois ce qu’on n’aurait pas pu apprendre en quatre ans », raconte Amine Becharef, secrétaire général de Force ouvrière au Sivom, l’entreprise de collecte des ordures où une grève de 35 jours a été menée en avril, en vain.
Malgré tout, alors que l’unité syndicale paraît forte au niveau national, il est difficile de faire le parallèle à l’échelle locale. À Vertbaudet, c’est la CGT qui a décidé de poursuivre le mouvement malgré un accord salarial signé avec la direction par FO et la CFTC. À Disneyland, où un mouvement social d’ampleur est en cours, les syndicats n’en sont pas à l’origine et la CFDT y est même plutôt opposée. « La traduction de cette unité syndicale à des niveaux locaux risque d’être chaotique et compliquée. Dans les entreprises, le paysage syndical est varié, avec des oppositions pouvant être vives et houleuses. Ces oppositions peuvent être attisées par le fonctionnement du dialogue social, de la négociation dans les entreprises et par les employeurs eux-mêmes », analyse Pierre Rouxel. Un état de fait reconnu par Murielle Guilbert : « L’unité syndicale dans les boîtes ne se décrète pas. Tout n’est pas rose et unitaire, et ce n’est pas l’intersyndicale nationale qui peut imposer ça, même si on aimerait. »
L’unité syndicale dans les boîtes ne se décrète pas.
Les ordonnances Macron, qui ont changé les règles de la représentativité dans les entreprises, expliquent cette concurrence entre les organisations syndicales à l’intérieur des entreprises. Et leur incapacité, parfois, à sentir les demandes du terrain émerger, comme cela a été le cas récemment à Disneyland ou, cet hiver, chez les contrôleurs de la SNCF. Les syndicats en ont bien conscience. Ils ont déjà annoncé unitairement qu’un de leurs premiers combats nationaux après la défaite des retraites sera de revenir sur ces ordonnances. Pour, enfin, aller conquérir des avancées sociales.