Une Europe qui étouffe, une terre qui a soif
Les températures ont augmenté deux fois plus vite en Europe que dans le reste du monde ces trente dernières années. Mais les députés conservateurs et les lobbys agro-industriels continuent à peser sur les décisions et lois du Parlement européen.
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En Catalogne, le barrage de Sau à sec « Il faut repolitiser la gestion de l’eau »Les premières alertes sont tombées dès la fin de l’hiver : l’été 2023 sera dangereusement sec en Europe. La France a connu le mois de février le moins arrosé depuis 1959. Une sécheresse hivernale qui a obligé les autorités publiques à prendre des décisions précoces comme dans les Pyrénées-Orientales, placées en alerte sécheresse renforcée alors que le printemps n’avait pas encore éclos. En Italie, le Pô était au plus bas pour un mois d’avril, ainsi que les lacs italiens qui en dépendent, tandis que l’Espagne a subi le mois d’avril le plus chaud depuis les premiers relevés effectués dans les années 1950. Les Alpes suisses ont connu leur hiver le moins enneigé depuis au moins vingt-cinq ans, mettant en danger le château d’eau de l’Europe.
« Les sécheresses se construisent de l’automne au printemps, période où les nappes phréatiques sont censées se recharger. En été, on en subit les conséquences, résume Davide Faranda, chercheur du CNRS au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. Certains climatosceptiques disent qu’il n’y a pas vraiment de sécheresse puisqu’il y a des orages et de fortes pluies. C’est faux, car l’eau est aussitôt utilisée par la végétation et ne pénètre pas les sols en profondeur. Les pluies de ces derniers jours évitent juste de toucher aux nappes phréatiques déjà en détresse. Il est impossible de soigner une sécheresse l’été. »
La zone méditerranéenne, hotspot à risques
Chaque semaine, de nouvelles études établissent un peu plus l’intensification des événements extrêmes sous l’effet du changement climatique. Et l’Europe est particulièrement scrutée. Selon un rapport récent de l’Organisation météorologique mondiale, les températures y ont augmenté deux fois plus vite que dans le reste du monde ces trente dernières années. Particularité due à son exposition à l’océan Atlantique à l’ouest et à la mer Méditerranée au sud ? « Celle-ci étant plus chaude que l’Atlantique, cela cause ces situations anticycloniques et ces zones de haute pression. Dès que de l’air frais pénètre sur le bassin, des orages très forts peuvent se déclencher. Côté Atlantique, dès qu’on a de l’air humide et frais en été sur l’Hexagone, des orages se déclenchent facilement car, en cette saison, la Terre a tendance à se réchauffer très vite. Une accélération due à l’émission de gaz à effet de serre (GES) », explique le climatologue.
Tout ce qui était considéré comme des anomalies il y a encore quelques années pourrait devenir la norme.
La région méditerranéenne inquiète la communauté internationale et les scientifiques. Selon le chapitre IV du sixième rapport du Giec, cette zone géographique est « un hotspot [point chaud] pour les risques climatiques hautement interconnectés » et la température de surface est désormais de 1,5 °C au-dessus du niveau préindustriel : « Les précipitations diminueront probablement dans la plupart des régions de 4 à 22 %, selon le scénario d’émissions de GES, les précipitations extrêmes seront en augmentation probable dans la partie nord de la région, les sécheresses deviendront plus fréquentes dans de nombreuses régions. » « Pour l’Espagne et l’Italie, les situations dramatiques étaient malheureusement prévisibles. Pour la France, c’est tout de même assez surprenant de voir à quel point on est déjà touché par les sécheresses en 2022-2023, tout comme en Suisse, en Belgique ou dans le sud de l’Angleterre », poursuit Davide Faranda.
L’année 2022 a marqué les corps et les esprits. Chaleurs extrêmes, sécheresse, milliers d’hectares de forêts et de surfaces brûlés, débit des cours d’eau très faibles, records de température en mer Baltique, en Manche ou en Méditerranée. Tout ce qui était considéré comme des anomalies il y a encore quelques années pourrait devenir la norme. Par exemple, on a enregistré plus de 40 °C au Royaume-Uni et l’état de sécheresse a été déclaré dans une grande partie de l’Angleterre car la source de la Tamise était à sec.
Une étude (1) publiée le 6 juin dans la revue Nature Communications affirme que la banquise pourrait disparaître dès 2030. Soit dix ans plus tôt que les prévisions du Giec. Les scientifiques ont travaillé à partir de données d’observation sur la période 1979-2019 et ont conclu que « le premier mois de septembre sans glace de mer interviendra dès les années 2030-2050, quels que soient les scénarios d’émissions de gaz à effet de serre ». La disparition de la banquise n’impactera pas directement l’élévation du niveau des océans, mais « accélérera le réchauffement arctique, ce qui peut augmenter les événements météorologiques extrêmes aux latitudes moyennes, comme les canicules et les feux de forêt ». Elle accélérera également le dégel du permafrost, sol dont la température est inférieure à 0 °C pendant plus de deux années consécutives, qui pourrait relâcher deux fois plus de CO2 que ce que contient aujourd’hui l’atmosphère. Éternel cercle vicieux.
(1) « Observationally-constrained projections of an ice-free Arctic even under a low emission scenario », Yeon-Hee Kim et al., Nature Communications, 6 juin 2023.
Les études scientifiques se multiplient pour approfondir les données sur l’état actuel du climat. Ainsi, le rapport du service européen de surveillance du climat Copernicus, révélé en avril dernier, met en évidence « les changements alarmants de notre climat », une « chaleur extrême sans précédent » et « une sécheresse généralisée » qui a touché plusieurs secteurs, tels que l’agriculture, le transport fluvial et l’énergie. De leur côté, Davide Faranda et ses collègues Burak Bulut et Salvatore Pascale, de l’université de Bologne, ont publié une étude en février (2) pour démontrer les liens entre les émissions de GES et la sécheresse de 2022.
« Persistent anticyclonic conditions and climate change exacerbated the exceptional 2022 European-Mediterranean drought », Environmental Research Letters, (18) 2023.400 s
En travaillant à partir d’archives météorologiques de 1836 à 2021, ils constatent que, même s’il y a toujours eu des sécheresses causées par des conditions climatiques anticycloniques, le réchauffement de l’atmosphère en Europe l’an dernier a renforcé l’étendue géographique et l’intensité des anticyclones, donc de la sécheresse. Les résultats sont très clairs : « Sur la période allant de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale – lorsque les émissions de GES étaient plus faibles –, les zones de haute pression existaient déjà mais étaient moins étendues, donc on avait des épisodes de sécheresse plus localisée sur la France, l’Angleterre et le nord de l’Espagne. Sur la période la plus récente, jusqu’en 2021, les zones de haute pression sont très étendues et engendrent des sécheresses sur tout le continent, en Suisse, en Italie ou encore en Allemagne. Mais la sécheresse de 2022 reste particulièrement exceptionnelle ! »
Des instances européennes trop frileuses
Notre continent est-il prêt à affronter des sécheresses et autres phénomènes extrêmes de plus en plus fréquents et intenses ? Pour Marie Toussaint, eurodéputée écologiste, l’Europe n’a pas développé les mécanismes suffisants pour y faire face, y compris sur le court terme : « Chaque année, l’Union européenne débloque des sommes d’argent pour pallier les catastrophes naturelles, notamment pour soutenir les agriculteurs. Mais ces sommes d’urgence ne sont pas prévues dans les budgets, et l’Union européenne ne se pose toujours pas la question de leur financement. » Début juin, un rapport présenté par le Portugal au nom de la France, de l’Italie et de l’Espagne aux ministres de l’UE faisait état d’une situation déjà très préoccupante. Ces pays demandent une aide financière, notamment en utilisant la « réserve agricole », une enveloppe de 450 millions d’euros destinée à soutenir les agriculteurs dans les périodes exceptionnelles.
Les forces politiques dominantes ne sont pas encore du côté de la sobriété et du partage de l’eau.
Pour changer les lois européennes visant la préservation de la biodiversité et la baisse des émissions de GES, la bataille est toujours très rude, comme ces dernières semaines au Parlement européen, à propos de la loi sur la restauration de la nature. Ce texte est crucial pour la restauration des écosystèmes dégradés par l’activité humaine et le changement climatique dont les zones humides. Mais les eurodéputés conservateurs et les lobbys agricoles font pression pour le réduire à peau de chagrin sous prétexte qu’il conduirait à l’insécurité alimentaire de l’Europe. « Les forces politiques dominantes ne sont pas encore du côté de la sobriété et du partage de l’eau, se désole la députée écologiste. Les partis de droite et d’extrême droite rejettent même l’idée d’un manque à venir et continuent d’expliquer que, si on veut l’abondance, il faut continuer comme on l’a toujours fait. Ils ne voient pas l’eau comme un bien commun mais comme un bien à accaparer et à marchander. »