Violences policières, insalubrité, promiscuité : au CRA de Vincennes, la France inhumaine
Dans le plus grand centre de rétention administrative (CRA) de France métropolitaine, les accusations de violences policières sont légion. Depuis la mort d’un retenu fin mai, elles redoublent. Le tout, dans une promiscuité et des locaux insalubres. Enquête au cœur d’une indignité française.
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« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Il y a, dans cet article premier de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, une beauté et une force qui donnent envie d’y croire. Jusqu’au moment où l’on franchit les portes du centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes, niché au fond du bois du même nom au bout d’une route qui paraît abandonnée. Là, se dressent d’imposants préfabriqués entourés de grilles, de barbelés et autres dispositifs sécuritaires. À l’intérieur, 213 retenus, tous des hommes, attendent, peut-être, d’être renvoyés de force dans leur pays d’origine. Autant dire que ledit article premier n’y est qu’un lointain mirage, tant les conditions de rétention y sont d’un autre temps.
Dans le cadre de cette enquête, nous avons visité le centre de rétention administrative de Vincennes le mercredi 14 juin durant trois heures, en compagnie de deux députés de La France Insoumise, Andy Kerbrat et Elisa Martin. Ces parlementaires ont usé de leur droit de visite des lieux de privation de liberté.
Par où commencer ? Peut-être par cette scène que nous avons vécue dans le CRA 2B de Vincennes lors d’une visite du centre avec deux parlementaires de La France Insoumise, Andy Kerbrat et Elisa Martin (voire notre bloc « Zoom » ci-dessus). Durant cette visite de près de trois heures, des temps d’échange ont pu avoir lieu avec les retenus. Sous une énorme cage grillagée qui ressemble plus à un zoo qu’à un lieu de vie, plusieurs retenus viennent spontanément nous voir. La raison ? Notre appareil photo en main. Pendant plusieurs minutes, tous se déshabillent instinctivement pour nous montrer des marques sur leur corps. Ici un hématome ou des bosses, là des plaies et des griffures. « S’il vous plaît, prenez-les en photos », nous pressent-ils. Eux ne le peuvent pas : ils n’ont pas le droit de disposer d’un appareil en mesure de capter des images dans le centre. Quand on les interroge sur les raisons de ces blessures, tous les yeux se retournent vers une fonctionnaire de police encadrant notre visite. Elle baisse les yeux. « Pas vous Madame, mais vos collègues, il y en a qui nous maltraitent », lui lance un retenu.
Peur des représailles
Depuis quelques semaines, la tension qui règne dans le centre est exacerbée par la mort de Mohammed, un Égyptien de 59 ans. Plusieurs retenus accusent la police de l’avoir passé à tabac la veille de son décès. « Depuis cet événement, c’est devenu particulièrement violent. C’est quotidien et ça ne s’atténue pas », confie une source travaillant au cœur du CRA. Selon l’ASSFAM, l’association sur place en charge d’aider les retenus à avoir accès à leurs droits, 22 plaintes pour violences policières ont été déposées depuis le début de l’année. Dont 7 depuis le 1er mai. Un chiffre qui ne reflète que partiellement l’état des violences, tant ils sont nombreux à se taire, par peur de représailles.
Le policier m’a étranglé avec l’intérieur de son coude.
Il y a par exemple cette plainte-ci, déposée par un jeune retenu algérien pour des faits ayant eu lieu le lendemain du décès de Mohammed. « Le policier m’a étranglé avec l’intérieur de son coude. Je lui ai répété plusieurs fois « laisse-moi je suis asthmatique » et « j’arrive pas à respirer ». Il m’a emmené de force dans cette position jusqu’à la chambre d’isolement qui se trouve en face de l’infirmerie, accompagné par trois autres collègues. Ils m’ont menotté. Les quatre policiers m’ont donné des coups de poing dans la tête, m’ont écrasé la tête avec leur chaussure, et donné deux ou trois coups de pied dans les côtes du côté gauche. Un policier me tordait les bras. Les menottes me faisaient très mal aux poignets. J’ai perdu connaissance trois fois. Trois autres policiers les ont rejoints, ont regardé, mais n’ont pas participé. Un autre policier, qui m’avait déjà frappé le 2 mai 2023, est arrivé dans la chambre d’isolement, m’a dit « tu te rappelles de moi ? ». Je lui ai répondu que oui. Il m’a dit « nique ta mère la pute », m’a écrasé la tête contre le sol avec sa chaussure et m’a dit « maintenant tu vas bien te rappeler de moi ». » Associé à cette plainte, un certificat médical recensant de « nombreuses ecchymoses », notamment « au niveau gauche de la cage thoracique ».
Ce récit est loin d’être le seul que nous avons recueilli au cours de notre enquête. À l’instar de cette autre plainte, déposée deux semaines plus tard : « En salle d’isolement, le policier a commencé à me frapper, avec ses poings, avec ses mains, avec ses pieds. Au niveau du cou sur le côté gauche de mon corps, une dizaine de fois. Par la suite, un autre policier est arrivé : il est grand, il est très musclé, il a les cheveux plutôt courts, blond. Il m’a frappé également une dizaine de coups. Il a ensuite posé son pied contre ma côte et il a tiré les menottes, très fort. J’ai toujours à l’heure actuelle de grosses douleurs au niveau des côtes et j’ai des difficultés respiratoires. »
Une dizaine de dominos ingurgités
Politis a pu entrer à plusieurs reprises en contact avec cette personne toujours retenue au CRA de Vincennes. Selon lui, à la suite de cette plainte, le médecin du centre n’a pas voulu lui obtenir un rendez-vous pour constater ces blessures, malgré « des côtes cassées », selon lui. Pour être admis à l’hôpital et obtenir ledit certificat, ce retenu affirme avoir ingurgité une dizaine de pièces de dominos. Un récit confirmé par le scanner passé aux urgences de l’hôpital Hôtel-Dieu, qui remarque des « hyperdensités linéaires au sein de l’estomac compatibles avec la présence de corps étranger ». Selon plusieurs sources au sein du CRA, l’ambiance serait particulièrement invivable ces derniers jours : « Je pense que le décès de Mohammed a choqué tout le monde, y compris la police. Leur manière à eux de réagir c’est la violence », glisse un employé du centre qui tient à rester anonyme. « C’est très dur en ce moment. Hier, un policier m’a étranglé en me disant « je vais baiser ta mère » », raconte un retenu dans la cour grillagée du CRA 2B.
Cette tension est notamment vivace au sein du CRA 1 – celui dans lequel Mohammed a été retrouvé mort. En cause, notamment, la réaction des policiers à la suite du décès. « J’étais en train de pleurer et eux rigolaient devant moi », raconte Otman, qui dormait dans la couchette du haut du lit superposé dans lequel est mort celui qu’on surnommait « L’Égyptien ». « Ils nous disaient de nous taire, qu’on parlait trop et que trois policiers aussi étaient morts et qu’eux ne pleuraient pas », poursuit-il. Une référence à l’accident de voiture qui a coûté la vie à trois policiers à Roubaix, deux jours plus tôt. Dans un rapport réalisé à la suite d’une visite faite en novembre 2019, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) souligne que « la moyenne d’âge des gardiens de la paix est de 26 ans ». Si « une formation théorique de deux semaines est dispensée aux fonctionnaires qui intègrent le CRA de Vincennes, suivie d’un travail en binôme pendant une autre semaine, aucun plan annuel de formation n’est établi, aucune formation continue n’est donc programmée ».
Ici, c’est beaucoup plus inhumain et difficile qu’en prison.
Une jeunesse des fonctionnaires que nous avons pu constater lors de notre visite. « Il y a des jeunes agents trop peu formés, incapables d’aller vers la désescalade », confie, à la sortie du centre, le député de Loire-Atlantique, Andy Kerbrat. « Ici, c’est beaucoup plus inhumain et difficile qu’en prison », souffle une source au sein du CRA, « dans l’administration pénitentiaire, il y a cette compétence pour éviter l’escalade de violences. Au centre, les policiers sont mal formés et n’ont aucune intention de créer un lien cordial, c’est du rapport de force permanent. »
66 plaintes pour violences policières, aucun retour
Mais même avant ce décès, de très nombreuses accusations de violences policières sont portées par les retenus au sein de ce CRA. Selon l’ASSFAM, 66 plaintes pour violences policières ont été enregistrées depuis le 1er janvier 2022. La Défenseure des droits, de son côté, a été saisie de 23 réclamations relatives à des faits de violences au CRA de Vincennes depuis août 2022. « On a mis en place un protocole qui fait que quand les personnes viennent nous témoigner de violences de la part de la police, on propose de les accompagner dans le dépôt d’une plainte auprès du procureur », explique Mathilde Buffière, responsable de la rétention au Groupe SOS Solidarités dont dépend l’ASSFAM. Elle assure que lorsque ces plaintes sont prises en compte, c’est qu’il y a bien « des infractions qui pourraient être qualifiées pénalement ».
Malgré cette vérification, ces dépôts de plainte n’aboutissent que très rarement à des procédures dignes de ce nom. « Depuis qu’on a mis en place ce protocole, on n’a jamais eu de retour ou d’informations », souffle-t-elle. Aucun retour sur 66 plaintes, le constat est amer. « Les plaintes par le biais de l’ASSFAM ne donnent rien. C’est un constat. Je pense que c’est une volonté politique », confie une avocate qui suit plusieurs dossiers de ce type. Une récurrence pour les violences policières au sein des centres de rétention administrative. « Nous, nous avons treize plaintes que nous suivons au CRA du Mesnil-Amelot », explique Sylvie Dumanoir, coordinatrice juridique à la Fédération des Associations de Solidarité avec Tou·te·s les Immigré·e·s (FASTI), « les deux seules fois où nous avons eu un retour, c’était pour une notification de classement sans suite ». La justification de cette décision ? « Les faits dénoncés dans le cadre de cette procédure ne sont pas punis par un texte pénal (sic). » « Mais on parle de violences, de coups. Il n’y a pas d’ambiguïté sur la qualification pénale », s’indigne Sylvie Dumanoir.
Souvent, le parquet s’abrite aussi derrière une soi-disant absence de preuves. Malgré tout, le CRA de Vincennes, hormis dans les chambres, est truffé de caméras de vidéosurveillance. Si les accusations de violence ont souvent lieu dans les chambres, et notamment à l’isolement, ce n’est pas toujours le cas. « Je n’ai pas connaissance de fois où les vidéos sont visionnées par le parquet. Pourtant c’est sûr qu’elles existent parfois », souffle la coordinatrice de la FASTI. Dans le CRA, comme nous avons pu nous-même le constater, les policiers ne portent quasiment jamais leur RIO, qui correspond à leur matricule. Les plaintes sont donc portées contre X, avec une simple description physique des agents accusés. Dans la plainte citée précédemment, le retenu a finalement été reçu à la préfecture de police pour être entendu. Un fait rarissime.
Une zone de non-droit
Interrogée sur ce climat de violences, la direction du CRA reconnaît que « lorsque les consignes ne sont pas respectées par les retenus, nous avons du mal à assurer l’ordre ». Elle confie aussi que, depuis la loi « asile et immigration » qui a doublé la durée maximale de rétention (de 45 à 90 jours), les retenus restent bien plus longtemps dans le CRA. « Avant 2019, la moyenne de jours passés au centre était de 12 à 17 jours. Aujourd’hui, on est à 47 jours. Cela accroît beaucoup le climat de violences. » Mis bout à bout, ces faits font régner le même sentiment général chez tous nos interlocuteurs : le CRA est « une zone de non-droit » où l’accès à la justice et à la dignité sont relégués à de lointaines promesses non tenues. « On ne peut rien faire, personne ne se préoccupe de nous, on est abandonnés », s’apitoie Younès*, retenu au CRA 1.
On ne peut rien faire, personne ne se préoccupe de nous, on est abandonnés.
Outre les rapports avec la police, c’est toute la vie au centre qui donne ce sentiment d’abandon. Des bâtiments immondes, des sanitaires sans verrou, de l’eau chaude une fois sur deux, des sortes de draps déchirés en guise de rideau malgré la chaleur accablante régnant dans les lieux. Les exemples, nombreux, attestent de l’insalubrité du bâti. Un constat partagé par la CGLPL qui tirait la sonnette d’alarme lors de sa dernière visite : « La vétusté des locaux ainsi que leur organisation ne permettent pas une prise en charge adaptée des personnes retenues. L’hébergement s’avère indigne à bien des égards : les personnes enfermées souffrent de graves défauts d’hygiène, d’un complet inconfort, de bruit nocturne et diurne voire de violences ». « J’ai l’impression de devenir fou », glisse Moussa, en nous attrapant le bras dans la cour fermée du CRA 1.
Une vétusté à laquelle il faut ajouter une très forte promiscuité entre des retenus avec des passifs très différents : certains sortent de période de prison quand d’autres souffrent d’addiction ou de maladies (tuberculoses, gale, etc.). « On a eu plusieurs arrivées de personnes provenant de la colline du crack à Paris, c’est compliqué entre elles et les autres retenus », explique par exemple un major de police. « Globalement, c’est quand même très difficile », reconnaît la direction du CRA. Dans un rapport au vitriol publié ce jeudi au Journal officiel, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, conclut : « Les constats régulièrement effectués dans ces établissements révèlent non seulement que les conditions de prise en charge y sont, dans la majorité des cas, gravement attentatoires à la dignité et aux droits fondamentaux des personnes retenues. Surtout, pour nombre de CRA, les visites successives du CGLPL donnent lieu à des recommandations récurrentes laissées sans suite face à l’inertie des autorités compétentes. » Aux étrangers, la patrie insultante.
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