Avignon « in » : Faire la fête sur un brasier
Le Festival d’Avignon entame sa 77e édition dans un climat mouvementé. Se posent les questions de son devenir et de celui du théâtre. Cette interrogation est relayée par l’un des spectacles d’ouverture : le passionnant Extinction de Julien Gosselin, créé en juin au Printemps des comédiens.
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Extinction / Festival d’Avignon /Du 7 au 12 juillet / Dans la cour du lycée Saint-Joseph, 62, rue des Lices, Avignon (84), 04 90 27 66 50 / Également le 18 novembre au Phénix, scène nationale de Valenciennes (59) / du 29 novembre au 6 décembre au Théâtre Nanterre-Amandiers (92).
Lorsque nous apprenions, en 2021, sa nomination à la tête du Festival d’Avignon, pour succéder à Olivier Py, qui en assurait la direction depuis neuf ans, Tiago Rodrigues présentait dans la Cour d’honneur du Palais des papes sa mise en scène de La Cerisaie de Tchekhov. L’auteur et metteur en scène portugais, directeur depuis 2015 du Teatro Nacional Dona Maria II à Lisbonne, était alors loin d’être un inconnu au sein de ce rendez-vous considéré comme le plus ancien et le plus célèbre de France – et l’un des plus grands au monde. Il y avait déjà présenté deux de ses créations : Antoine et Cléopâtre en 2015 et Sopro en 2017. Il est aussi un grand connaisseur du paysage théâtral français, où son travail a depuis longtemps sa place. Il est toutefois le premier artiste étranger à diriger ce festival créé en 1948 par Jean Vilar, auquel il fait référence par le titre qu’il donne à l’édition qui se déroule du 5 au 25 juillet : « Avignon réunira ».
Tiago Rodrigues revendique ainsi l’héritage de l’utopie développée par le fondateur du festival : celle d’un théâtre populaire, d’un art de service public. Il se place dans la continuité des directions précédentes en invitant dans sa première programmation des artistes déjà venus à Avignon à plusieurs reprises, comme les metteurs en scène Julien Gosselin, Milo Rau et Philippe Quesne, ou encore la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker. Le choix de Julie Deliquet avec Welfare, adaptation du documentaire homonyme de Frederick Wiseman, pour ouvrir le festival dans la Cour d’honneur du Palais des papes indique toutefois un désir d’ouverture à des nouveaux venus. Notamment à des femmes, qui représentent cette année plus de la moitié des artistes. Grâce à un fil rouge consacré à la langue anglaise – chaque édition mettra une langue à l’honneur –, nous pourrons aussi découvrir des personnalités peu connues sur le sol français. Des Britanniques bien sûr, comme Tim Crouch ou l’auteur Alistair McDowall, mais aussi des Australiens, des Nigérians, etc.
Conflits, polémiques et questionnements
Une ombre plane cependant sur cette 77e édition, depuis qu’a été annoncée l’annulation de l’un des spectacles les plus attendus : Les Émigrants, du Polonais Krystian Lupa, d’après le roman de l’Allemand W. G. Sebald, dont le festival a accueilli bien des spectacles. En cause, un conflit entre le metteur en scène et ses collaborateurs et l’équipe technique de la Comédie de Genève, coproductrice du spectacle, où celui-ci devait être créé début juin. Sans précédent pour une création de cette ampleur, le phénomène a d’abord massivement suscité la colère du monde théâtral, en solidarité avec ce metteur en scène très respecté – à raison pour ce qui est de son travail artistique. Mais peut-on pour autant accepter des conditions de travail insoutenables, comme celles qu’ont fini par dénoncer dans un document de neuf pages les techniciens de Genève face à l’indifférence du milieu devant leurs plaintes ?
Plusieurs articles de presse ont depuis relayé ce texte, relatant de « multiples manques de respect, réprimandes, moqueries, scènes d’ivresse et d’humiliation s’accompagnant d’une organisation chaotique induite par l’impréparation de l’équipe artistique ». Deux visions s’opposent : l’une qui place le théâtre au-dessus des lois du travail et des règles de respect de base, et l’autre non. L’affaire aurait pu s’arrêter avec l’annulation. Elle se poursuit avec la décision par Tiago Rodrigues de remplacer la pièce manquante par l’une de ses dernières créations, Dans la mesure de l’impossible, présentée la saison dernière au Théâtre de l’Odéon. Pour un directeur qui souhaitait se faire discret pour sa première année – l’une de ses pièces phares, By Heart, devait simplement clôturer le festival le 25 juillet –, c’est raté.
Il faut cependant comprendre ce choix comme étant guidé par des impératifs économiques et techniques. L’annulation d’un spectacle très attendu risque d’avoir des conséquences financières importantes pour le festival. Et trouver en si peu de temps une proposition susceptible d’investir la vaste salle de l’Opéra Grand Avignon était une gageure pour le nouveau directeur et son équipe. L’arrivée de dernière minute de Dans la mesure de l’impossible n’est pourtant pas sans poser de problèmes : parmi ses interprètes, on compte la codirectrice sortante de la Comédie de Genève, Natacha Koutchoumov. La confiance et l’enthousiasme que l’on pouvait ressentir envers Tiago Rodrigues peuvent être ébranlés par les questions d’éthique liées à la présence de cette interprète. Les questions que soulèvent ces polémiques sont plus larges que le seul avenir du Festival d’Avignon. Elles concernent la place du théâtre dans la société, à un moment où celle-ci est menacée par des baisses de subventions, particulièrement alarmantes en région Auvergne-Rhône-Alpes présidée par Laurent Wauquiez.
L’un des spectacles d’ouverture du Festival d’Avignon, Extinction, de Julien Gosselin, que nous avons pu voir à sa création en juin au Printemps des comédiens, fait écho aux questions formulées plus tôt. Comme à son habitude, cet invité récurrent du festival depuis son adaptation des Particules élémentaires de Michel Houellebecq en 2013 met le théâtre à l’épreuve du soupçon qu’il émet à son endroit : ne serait-il pas un art d’hier, vidé de la puissance qu’il a pu avoir ? La question rejoint la dimension générationnelle du cas Lupa, âgé de 79 ans. Pour y répondre, Julien Gosselin embarque sa compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur dans une aventure qui une fois de plus explose les cadres habituels de représentation. Si, avec ses cinq heures, Extinction peut faire figure de petit format après un 2666 adapté de Roberto Bolaño (douze heures) et un triptyque consacré à Don DeLillo intitulé Joueurs, Mao II, Les Noms (une dizaine d’heures), cette nouvelle création met l’art à l’épreuve du réel. Elle met en scène la disparition du théâtre et son surgissement.
Fête de fin du monde
Le théâtre ne serait-il pas un art d’hier, vidé de la puissance qu’il a pu avoir ? interroge Gosselin.
Nulle trace de jeu dans les 45 premières minutes du spectacle. Rien non plus du roman de Thomas Bernhard dont Julien Gosselin reprend le titre. Derrière leurs platines, tandis qu’un bar installé sur scène sert à tous bière et jus de pomme, les musiciens Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde exécutent un set électro que Julien Gosselin situe dans la Rome de 1980, mais qui a tout de la fête d’aujourd’hui. C’est le premier de nombreux tests que lui et sa distribution franco-allemande de haut vol (des comédiens de la Volksbühne à Berlin se mêlent aux fidèles artistes de la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur) font subir au théâtre. Le metteur en scène nous fait ainsi entrer non pas dans une œuvre, mais dans sa lecture de celle-ci. Ou plutôt de celles-ci, car Thomas Bernhard n’est pas le seul auteur à être convoqué dans cette fête de fin du monde. Deux autres sont en effet de la partie : Arthur Schnitzler et Hugo von Hoffmannsthal. Le concert électro vire alors au bal : nous voilà dans la Vienne dite de l’« apocalypse joyeuse », entre les années 1880 et la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Extinction est donc un ensemble extrêmement composite. Les formes et les langues se mêlent – allemand et français cohabitent avec un parfait naturel –, de même que les écritures, le jeu et la vidéo. Sous forme d’entractes ou encore de silences intempestifs, les espaces laissés entre tous ces éléments invitent le spectateur à se faire à son tour lecteur, à créer des liens entre les fragments qui lui sont proposés. Il est amené à reconstituer une ligne du Mal. Car si les mots de Bernhard, qui critiquent jusqu’à l’exaspération une famille autrichienne attachée au national-socialisme, tranchent en matière esthétique avec la fête pleine de chansons et de cris de la deuxième partie, celle-ci s’inscrit sur la même pente. Elle tend vers les mêmes dérives fascistes, que le collectif d’artistes et de techniciens fortement unis, depuis longtemps, dénonce tout en proposant par sa seule façon d’être au plateau une belle alternative.