Est-il possible d’enseigner autrement dans l’école publique ?
Face à la montée en puissance des établissements privés dits alternatifs, il faut encourager un enseignement public innovant, hors des logiques concurrentielles et de performance.
Cet article est issu de notre nouveau hors-série : « Dessine-moi l’école publique ». Un numéro exceptionnel de 52 pages, à découvrir en kiosque et sur notre boutique en ligne !
Si l’école privée constitue depuis longtemps une concurrence à l’école publique, les indicateurs sont de plus en plus nombreux pour attester du fait que cette concurrence redouble aujourd’hui. La publication en octobre 2022 des indices de position sociale (IPS) a démontré que, dans un contexte global de renforcement des inégalités sociales, les logiques ségrégatives se renforcent. Les écoles privées concentrent souvent des enfants mieux situés socialement, dans une forme d’entre-soi. Récemment, les espoirs de relance d’une politique de mixité sociale par le ministre actuel ont été douchés. La recherche en sociologie de l’éducation a montré que les politiques égalitaires volontaristes et sensibles au sort des moins bien lotis ont depuis longtemps cédé le pas à des réformes sous-tendues par l’idée qu’il revient aux individus, par leur mérite, d’inventer leur propre destin : accéder à une filière d’excellence, par exemple, pour s’extraire de son milieu. Les logiques de mise en concurrence des élèves (via la plateforme Parcoursup) se renforcent. Il va sans dire que, pour le sociologue, cette idée que chacun aurait un pouvoir d’invention de soi se heurte à l’inégalité des ressources culturelles et scolaires originelles.
Nombre d’enjeux citoyens ne peuvent être pris en charge par les écoles privées.
Une fois ce contexte posé, reprenons la question de notre titre : « Est-il possible d’enseigner autrement dans l’école publique ? » À un premier niveau de réponse, il est peut-être souhaitable d’éviter au maximum les changements pédagogiques qui iraient dans le sens des doxas d’inspiration néolibérale que nous venons d’évoquer et qui prospèrent dans certaines écoles privées « alternatives ». Les pratiques montessoriennes, qui ont le vent en poupe, reposent beaucoup sur l’initiative de l’enfant. Adopter ce genre d’approche en école publique peut avoir le mérite de séduire des parents bien situés et éviter peut-être qu’ils ne recourent au privé. Nos travaux, pourtant, questionnent les risques d’une forte responsabilisation de l’enfant par rapport à sa réussite et à ses progrès, indissociable, parfois, d’une déprise enseignante qui sera particulièrement problématique pour les enfants disposant de peu de ressources scolaires.
Sur la question des enseignements privilégiés par les équipes, réfléchit-on assez aux impacts d’un déclin de l’école publique ? Les écoles privées, en particulier celles s’adressant aux parents les plus élitaires, ne peuvent mettre en œuvre certaines approches pédagogiques trop « engagées » politiquement. Une de mes étudiantes a récemment réalisé une étude sur les écoles privées « alternatives » qui mettent au centre de leur communication l’importance d’une pédagogie de sensibilisation aux enjeux écologiques (1) Or il s’avère que très rares sont, dans ces écoles, les séquences de réflexion sur la société de consommation ou les modes de production dominants. Le pédagogue brésilien Paulo Freire défendait ce type d’approches visant à une conscientisation des élèves, par le débat et la prise de parole, de situations collectives aliénantes et destructrices.
« Quelle éco-éducation développe-t-on dans les écoles privées “alternatives” » ?, Gilles Leroy et Charlotte Le Corre, Émulations. Revue de sciences sociales (à paraître).
Le privé fabrique un élève performant
Le positionnement politique implicite des écoles privées, qui leur font régulièrement préférer l’a-politicité (supposée) des approches Montessori à celles de Freinet, par exemple, ne permet pas de s’aventurer vers ce type de pratiques pédagogiques. De même, on peut gager que les enjeux d’égalité sur les questions de genre doivent aussi être régulièrement mis de côté. Ces écoles peuvent rarement permettre aux enfants d’inventer des rapports aux genres personnels et diversifiés. En somme, il est un grand nombre d’enjeux citoyens contemporains qui ne peuvent être pris en charge au sein de l’école privée, qui peut avoir tendance à réduire le rôle de l’école à la fabrique d’un élève performant, par un suivi exigeant et in fine responsabilisant – tirant en réalité profit, en dernière instance, d’une mobilisation très active de parents riches en ressources académiques.
Dès lors, nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux une école publique sachant garder ces objectifs pédagogico-politiques qui resteront à la porte des écoles -privées, tout en étant conscients que ce choix peut aussi renforcer les divisions du travail éducatif et faire fuir les parents qui ne souhaitent pas du tout ce type d’édification politique. Pour nous, l’école publique pourrait aussi – mais peut-être faisons-nous preuve d’idéalisme – être la garante d’une pédagogie mettant en suspens les logiques concurrentielles. Cela peut passer par une considération pour chacun, quel que soit son niveau, ses carences, qui refuse tout processus de marginalisation, de mise à l’écart. C’est là un travail de respect, utile pour chacun, mais aussi pour toutes et tous, jetant les bases d’une société du respect entre tous ses membres. Dans cette école, personne ne sera évincé s’il n’a pas le niveau prévu à un moment t.
Par ailleurs, une école publique qui n’accepte pas les logiques concurrentielles serait aussi une école refusant que tout le temps des enfants soit consacré à la culture de la performance scolaire. La pédagogie du préscolaire a montré combien les moments « libres », où l’enfant et les enfants entre eux peuvent davantage être en situation d’initiative, sont féconds à bien des égards : développer des centres d’intérêt personnels, les cultiver et peut-être aussi, parfois, apprendre à souffler et faire autre chose. Pour certains enfants les plus élitaires, habitués précocement à la culture de la performance et à enchaîner les activités, y compris dans leur temps périscolaire, cela pourrait avoir bien des vertus : être mis en situation de pouvoir faire des choix personnels, peut-être de rupture avec l’ordre parental.
Vers une pluralité pédagogique
En ce qui concerne la question des « pédagogies alternatives » et de leur importation – ou non– dans l’école publique, la réponse ne saurait être manichéenne. La complexité et la pluralité sont de mise. Nous appelons de nos vœux, nous l’avons dit, une pédagogie capable de faire des enfants des êtres indépendants (tout en sachant faire collectif), capables de connaître certains enjeux contemporains incontournables (écologiques, d’égalité, etc.) – soit une école qui ne se réduit pas à la fabrique d’élèves isolés les uns des autres et concurrents. Pour autant, si des moments de débats et de réflexions sont très utiles, nous ne prônons en rien une pédagogie de la rupture de la transmission, bien au contraire ! L’école est avant tout, un lieu de transmission. Et, pour que cette transmission s’effectue au mieux et chez le plus grand nombre d’élèves, l’ensemble des ressources et des traditions pédagogiques s’enrichissent les unes les autres. Si le recours à des approches ludiques ou de projet peut alors être utile, il n’est aucunement nécessaire d’en faire un dogme. Rien de honteux, nous semble-t-il, à mobiliser également des approches transmissives dites traditionnelles. Aux enseignants, bien formés (et c’est là un autre problème), de proposer une approche intelligente, nourrie de l’histoire de la pédagogie et de ses enjeux et formes multiples.
Nous appelons de nos vœux une pédagogie capable de faire des enfants des êtres indépendants.
Rendre les enseignements intéressants n’abolira jamais la nécessité de l’effort de l’enfant (et de lui apprendre à en faire). S’il ne faut pas tout miser sur la contrainte, aucune pédagogie ne rendra un apprentissage facile et allant de soi. Il faut dès lors, nous semble-t-il, se méfier d’approches pédagogiques messianiques, censées résoudre toutes les difficultés des enseignants (et des enfants) et abolir les hiatus qui existent et existeront toujours entre les enfants et ce que l’on voudrait qu’ils deviennent. Nous plaidons donc pour une école publique exigeante, pédagogiquement variée, capable de transmettre les apprentissages les plus légitimes, ainsi qu’une culture de l’effort et de la confrontation à la difficulté, sans pour autant sous-estimer les pouvoirs de la pédagogie pour susciter l’intérêt de l’enfant ; une école publique qui vise aussi à faire des enfants des individus critiques, conscients des enjeux politiques.
Il n’en reste pas moins que, dans un contexte où la réussite sociale est de plus en plus fonction de la réussite individuelle de chacun dans la lutte collective scolaire et concurrentielle, l’école publique n’a pas les moyens d’une autonomie totale. Elle ne peut oublier que c’est ainsi que s’effectue aujourd’hui la distribution des places dans le monde tel qu’il est. Il s’agirait donc sûrement, par réalisme, de trouver une juste mesure, voire une dialectique, entre la prise en compte de ces réalités contemporaines (même si on les juge iniques) et des formes d’autonomie. Peut-être peut-on séduire les parents avec un projet pédagogico–politique à la fois de qualité et proposant un autre modèle que celui de la performance individuelle. Cela ne relève pas que des enseignants ou des équipes, mais aussi d’un investissement politique dans l’école publique qui, aujourd’hui, fait défaut.