« Fermer les yeux » et mieux voir
Le grand réalisateur espagnol Victor Erice revient, trente ans après Le Songe de la lumière, avec un film splendide, pétri par le temps et l’expérience, où il est question de cinéma, de mémoire et de mélancolie.
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Fermer les yeux / Victor Erice / 2 h 49 / En salle le 16 août.
Fermer les yeux et voir apparaître un nouveau long-métrage de Victor Erice. Trente ans que nous l’attendions, son dernier en date remontant à 1992. C’était Le Songe de la lumière, sur l’acte de peindre, l’artiste Antonio López prenant pour sujet un cognassier et ses fruits, arbre qu’il avait lui-même planté. Une tension, presque un suspense, traversait l’œuvre, qui en devenait ainsi incandescente : comment capter cet infime instant où la lumière rend la nature morte vibrante sur la toile ?
Victor Erice avait été plus rapide, si l’on ose dire, pour réaliser les précédents. Une décennie entre chacun d’entre eux : L’Esprit de la ruche (1974), Le Sud (1983) et, donc, Le Songe de la lumière. Charles Laughton, formidable comédien, a réalisé un unique film, mais tellement sublime et devenu mythique : La Nuit du chasseur (1955). Victor Erice est un très grand cinéaste non par sa rareté, mais parce que chacune de ses œuvres déploie un monde d’une infinie richesse.
La première séquence de Fermer les yeux se déroule dans une demeure située à Triste-le-Roi, nom improbable. Sentant sa fin prochaine, un étrange personnage donne pour mission à un aventurier de retrouver sa fille à l’autre bout de la terre et de la ramener pour la revoir avant de mourir. Cette séquence est celle d’un film inachevé, que devait réaliser Miguel Garay (Manolo Solo), car l’acteur interprétant l’aventurier, Julio Arenas (José Coronado), a soudain disparu. Il a été officiellement tenu pour mort, bien que son corps n’ait pas été retrouvé.
Vingt-deux ans plus tard, Miguel accepte de participer à une émission de télévision à Madrid dédiée aux « cas non élucidés ». Il semblait pourtant avoir définitivement tourné le dos à cette vie antérieure, lui qui s’est exilé dans le sud de l’Espagne, où il travaille à des traductions, plus rarement à un roman. Il se plonge dans ses souvenirs et entame, presque malgré lui, une enquête sur les traces de son passé et sur celui qui fut son ami depuis sa jeunesse, Julio, son comédien alors extrêmement célèbre.
Questions universelles
Dans Fermer les yeux, l’expression de la mémoire prend des chemins divers. À la télévision, par le biais de documents et de témoignages, elle est univoque et désincarnée, même si l’animatrice est empathique. Elle est bloquée chez Julio, frappé d’amnésie – qui vit encore, pensionnaire d’une maison de retraite après une existence énigmatique. Elle est mélancolique et douloureuse chez Miguel, qui mesure pendant ces jours ce qui s’est éloigné de lui, ce qu’il a peut-être raté et les êtres perdus.
Alors que L’Esprit de la ruche et Le Sud adoptaient le point de vue d’un enfant, Fermer les yeux témoigne d’un long parcours de vie (Erice a aujourd’hui 83 ans). En cela, comme les œuvres précédentes, il touche à des questions universelles. Mais la manière du cinéaste est loin d’être pesante. Pas d’« auteurisme » chez lui, mais des ellipses dans la narration et des noirs entre les séquences qui impriment le rythme. Les émotions jaillissent comme une eau vive au gré de rencontres (la belle façon dont Miguel retrouve une ancienne amoureuse par une dédicace dans un exemplaire de son premier roman) ou à la faveur de musiques. Comme lors de cette douce atmosphère entre amis, où un jeune homme chante, s’accompagnant à la guitare, le célèbre air de Rio Bravo, « My Rifle, My Pony and Me ».
Les émotions jaillissent comme une eau vive au gré de rencontres.
Le cinéma est évidemment présent, y compris sous sa forme matérielle : un vieil ami de Miguel abrite des centaines de bobines aujourd’hui endormies, dont celle contenant les deux séquences du film inachevé. Fermer les yeux trouvera son issue au terme d’une projection. C’est d’autant plus émouvant que L’Esprit de la ruche s’ouvrait sur une séance de cinéma pour un public d’enfants dans un petit village de Castille. Comme si Victor Erice refermait la boucle, mettait un point final à la projection. Mais même ce geste est chez lui fécond. Serait-il temps de « fermer les yeux », mais pour mieux voir ? Mieux voir un souvenir imprimé dans notre esprit. Mieux voir la réalisation d’un vœu. Mieux voir en soi-même. Tout cela à la fois.