Interdiction de territoire : le ministère de l’Intérieur détourne-t-il les lois antiterroristes ?

En abrogeant sa propre décision, le ministère de l’Intérieur a évité le débat de fond sur la légalité d’une interdiction administrative de territoire (IAT), imposée à un manifestant suisse. Une stratégie déjà utilisée.

Nadia Sweeny  • 13 juillet 2023
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Interdiction de territoire : le ministère de l’Intérieur détourne-t-il les lois antiterroristes ?
© Chris Yang / Unsplash.

Aucun représentant du ministère de l’Intérieur ne s’est déplacé ce mercredi 12 juillet devant le tribunal administratif de Paris pour défendre sa décision d’interdiction administrative de territoire (IAT), l’arrestation, le placement en CRA (centre de rétention administratif) et l’expulsion d’un ressortissant suisse en mars 2023 dans le cadre des manifestations contre les mégabassines à Sainte-Soline. Il n’y aura donc pas de débat sur le fond. Et pour cause : quelques heures avant l’audience de référé suspension déposé par le militant, le ministère de l’Intérieur a abrogé la décision mise en cause. « Considérant qu’après réexamen de la situation de M., ressortissant suisse demeurant en Suisse, il n’y a pas lieu de maintenir l’interdiction administrative de territoire prononcée le 23 mars », peut-on lire dans l’arrêté daté du 11 juillet, transmis le 12 et que Politis a pu consulter. Et c’est tout. Aucune explication, ni sur l’origine de cette mesure d’interdiction prise dans les cas de risques terroristes, ni sur l’abandon de cette même mesure. En revanche, cette abrogation de dernière minute coupe toute possibilité de débat sur le fond.

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Le ministère de l’Intérieur a-t-il voulu par-là, s’éviter un revers devant le juge administratif ? Plusieurs éléments laissent penser que le ministère détourne des mesures de lutte contre le terrorisme, en vue d’empêcher des gens de manifester. D’abord, l’application de ces interdictions est faite en application d’une loi votée dans le cadre de la loi du 13 novembre 2014 « renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ». Ensuite, l’arrêté d’abrogation n’a pas été signé en vertu de l’article L212-1 du Code de Relation entre le Public et l’Administration qui permet de rendre anonyme des décisions « fondées sur des motifs en lien avec la prévention d’actes de terrorisme ». Une application qui indiquerait que cette procédure s’inscrit dans le cadre de lutte antiterroriste. Pourtant, les conclusions de « non-lieu » transmises par le ministère au tribunal administratif le 11 juillet sont signées nominativement de Manon Genesty, attachée principale d’administration de l’État, placée sous l’autorité de la cheffe de bureau des contentieux des étrangers. Ce document, visiblement truffé d’erreurs de dates, précise notamment que « l’État n’étant pas la partie perdante dans cette affaire » – puisqu’il a abrogé la mesure à la dernière minute – il n’y a pas lieu de payer les 2 000 euros de frais d’avocats. Le ministère s’évite un débat sur le fond et cherche à s’exonérer des frais de justice.

Simple copié-collé

Une décision similaire d’abrogation de dernière minute avait été prise à propos de Lucas, un ressortissant français qui voulait se rendre à la manifestation contre le Lyon-Turin, interdit d’accès au territoire français et dont Politis relatait l’histoire fin juin : Lucas est arrêté le 15 juin, sur foi d’une IAT temporaire datée étonnement du jour de son arrestation et courant jusqu’au 22 juin. Le tout, « en raison de son comportement personnel » – formule extraite du texte de loi – sans qu’aucun élément n’éclaire ledit comportement. Sur cette IAT se trouve cependant un petit effort d’explications contextuelles. Lucas serait « susceptible de se rendre sur le territoire national afin de participer à la manifestation et d’intégrer un groupe ayant vocation à fomenter une action violente ». Le ministère de l’Intérieur décrit Les Soulèvements de la Terre comme un mouvement « connu pour considérer la violence comme une nécessité pour faire avancer la cause écologiste ». On retrouve implicitement l’application de la thématique chère à Gérald Darmanin concernant les « écoterroristes ». Le 17 juin, la France expulse Lucas vers l’Italie. Le 19 juin, les autorités annulent l’IAT le visant. Une décision qui tombe moins d’une heure avant le passage devant le tribunal administratif, empêchant, de la même manière que pour Lou, un débat sur le fond.

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Le caractère temporaire de l’IAT appliqué à Lucas posait déjà la question de la réalité du degré de gravité de la menace. Pour maitre Camille Vannier, « le degré de gravité n’est clairement pas suffisant. Ce n’est pas la même chose de participer à une manifestation et de préparer des actes terroristes et par ses manœuvres, le ministère nous empêche de le dire à un juge. » Et de laisser ce juge administratif en évaluer seul, la réalité. Mais en plus de cela, l’IAT interroge sur la qualité des renseignements concernant ces personnes : « Lucas est un ressortissant français, ces mesures ne peuvent s’appliquer à un Français : si les renseignements sont incapables de le savoir, c’est inquiétant sur la qualité de leur travail », poursuit-elle.
Concernant le ressortissant suisse, « on n’a aucun élément de réponse sur les raisons pour lesquels ce jeune homme, qui vit à la frontière française et a une partie de sa vie en France, a été interdit du territoire, s’agace Me Camille Vannier. Ce qu’on peut en tirer aujourd’hui comme conclusion c’est que s’il était vraiment un danger, le ministère n’aurait pas abrogé la décision ou l’aurait justifiée avec des faits ». Comme il l’a déjà fait dans le cas de procédures impliquant par exemple des jihadistes : le ministère n’hésite pas à verser au dossier des extraits de notes blanches des renseignements pour justifier devant le tribunal administratif des mesures de sécurité.

« Gérald Darmanin se dédit sans aucune explication »

Dans le cas de Lou, le seul fait connu émane de la police suisse : il a en effet reçu une amende de 30 francs suisses lors d’une manifestation écologiste en 2021, parce qu’il refusait de se lever et d’évacuer les lieux comme le lui intimait les forces de l’ordre helvètes. Un peu court pour faire de lui un dangereux terroriste qui constituerait « en raison de son comportement personnel du point de vue de l’ordre ou de la sécurité publique une menace réelle actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société », selon les termes employés par le ministère de l’Intérieur dans l’IAT. Laquelle se résume en réalité à un copié-collé du texte de loi antiterroriste. Lou a été arrêté le 24 mars au matin à Melle, non loin de Sainte-Soline à l’occasion de contrôles de police préventifs en vue de la manifestation du 25 mars. Placé en CRA à Bordeaux, Lou est expulsé manu militari par avion vers la Suisse.

Il a été une sorte de laboratoire de répression sur une personne lambda.

Me Camille Vannier

Pour son avocate, « il a été une sorte de laboratoire de répression sur une personne lambda. Cette mesure est illégale, on ne peut pas la contester car Gérald Darmanin se dédit sans aucune explication. C’est tout bénef’ pour le ministère qui se sert de ces mesures comme d’un instrument politique. » Contactés, les services du ministère de l’Intérieur n’ont pour le moment pas répondu à nos questions. De son côté, Me Camille Vannier est bien décidée à amener ces pratiques devant un juge administratif. « Le seul recours pour avoir un débat au fond c’est de faire une requête en indemnisation : on va le faire. L’illégalité de cette pratique doit être reconnue et le détournement de procédure, acté. Ce n’est pas possible de laisser le ministère de l’Intérieur échapper à tout contrôle par la ruse. »

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