« Il faut une production publique de certains médicaments essentiels »
Après cinq mois de travail, une commission d’enquête sénatoriale a remis son rapport sur les pénuries de médicaments en France. Pour sa rapporteuse, la sénatrice communiste Laurence Cohen, la volonté politique pointe aux abonnés absents sur le contrôle de l’approvisionnement des médicaments.
Plus de 3 700 ruptures et risques de ruptures sur des médicaments en France en 2022, contre 700 en 2018. Amoxicilline, doliprane, pilule abortive ou encore curare, les pénuries ou tensions sur les stocks de médicaments s’enchaînent. Après des mois d’auditions, du ministre de la Santé aux patrons d’entreprises pharmaceutiques, une commission d’enquête sénatoriale dresse, dans un rapport, un bilan alarmant sur la politique du médicament menée en France. Pour la rapporteuse communiste, Laurence Cohen, la réforme de cette dernière doit obligatoirement passer par des relocalisations.
Ce qui frappe dans les conclusions de ce rapport, c’est d’abord à quel point les tensions sur l’approvisionnement des médicaments en France résultent de la recherche de profit des laboratoires ?
Laurence Cohen : En effet, depuis une trentaine d’années, les laboratoires ont délocalisé les entreprises et ont choisi des pays avec des exigences environnementales et sociales moins importantes. Il y a maintenant 80 % des principes actifs qui se retrouvent en Inde ou en Chine, ce qui nous rend très dépendants. De plus, ils focalisent leur fabrication sur un minimum d’usines, ce qui veut dire qu’à la moindre tension sur la chaîne, il n’y a rien pour assurer la continuité de la production et que cela peut entraîner des pénuries.
70 % des pénuries concernent des médicaments dits anciens donc peu chers, moins rentables pour les entreprises.
Ces pénuries sont aussi accrues du fait de la suppression de vieux médicaments, là encore dans une logique de bénéfices.
Au cours de notre enquête, on s’est effectivement aperçu que 70 % des pénuries concernent des médicaments dits anciens donc peu chers, soit moins rentables pour les entreprises, là où les médicaments innovants ne vivent pas les mêmes situations de rupture ou de pénurie. Cela veut dire qu’il y a une polarisation ou une préférence des médicaments innovants, aussi plus profitables aux industriels. On nous a d’ailleurs affirmé, lors des auditions, que les entreprises pharmaceutiques françaises envisageaient d’abandonner la production de près de 700 préparations pharmaceutiques, dont des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. C’est une politique du médicament pleinement inscrite dans une logique de marché et même si on parle d’entreprises pharmaceutiques privées et qu’il est normal qu’elles tirent des bénéfices, ça nous questionne quand même sur ce qu’est le médicament. Est-ce une marchandise ou un bien commun de l’humanité ? Pour moi la réponse est évidente, c’est un bien commun de l’humanité à sécuriser.
Car la logique de marché prend le pas sur le bien-être des patients ?
Il est difficile de dire le contraire. On arrive à des prix de médicaments innovants qui sont pharaoniques. Et puis à partir du moment où on a des ruptures de médicaments, certains patients ne vont pas pouvoir trouver leur traitement, ce qui va nécessairement influencer leurs conditions de soins. C’est la santé des malades qui est menacée et la responsabilité des industriels pharmaceutiques n’y est pas pour rien.
Et pour la limiter, les moyens d’action des pouvoirs publics sont inopérants
Tout à fait. Depuis 2010, il y a eu des mesures mises en place pour contrôler l’approvisionnement mais elles sont inefficaces. La première chose à faire c’est de pouvoir anticiper ce qui passe par des contrôles renforcés. Or, ces derniers sont pour l’instant insuffisants et les pénalités ne sont pas suffisamment nombreuses et dissuasives. L’agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) fait un travail formidable mais avec des moyens qui ne sont, selon nous, pas à la hauteur de l’enjeu. Quand elle demande aux entreprises leurs plans de gestion des pénuries, qui se présentent sous la forme de questionnaires, il ne faut pas s’arrêter au simple fait d’obtenir le plan mais bien se concentrer sur la qualité des réponses apportées par les industriels. Il faut véritablement se demander : quel produit risquera d’être en tension ?
Que faut-il faire pour mettre en œuvre une réelle politique du médicament en France ?
Ce qu’il faut en priorité, c’est remettre en cause le modèle économique du médicament et faire en sorte qu’il y ait une maîtrise de la part des pouvoirs publics de cette politique du médicament, en se dotant d’outils pour retrouver une souveraineté sanitaire en France. Il faut d’abord relocaliser. Le gouvernement en parle mais il faut que les annonces soient suivies d’effets. Dans notre rapport, on met en évidence qu’il y a 106 projets financés par le plan de relance 2030 et que sur ces 106 projets, il y en a dix-huit qui concernent une réelle relocalisation et seulement cinq qui concernent un médicament stratégique. On n’est pas sur une grande ambition.
Il faut qu’un secrétariat général du médicament soit créé.
Il faut donc relocaliser, en coordination avec l’Europe. Puis, il faut que les laboratoires s’engagent à produire et à faire en sorte que leur production soit réservée au marché français et que leurs prix soient fixés en fonction du service médical qu’ils rendent et de leur capacité à respecter des normes environnementales et sociales. L’industrie pharmaceutique bénéficie de nombreuses aides publiques et aussi d’incitations fiscales comme le crédit impôt recherche. Or, en allant sur place, à Bercy, on a vu que 710 millions de crédits impôts recherche ont été versés en 2021 pour l’industrie pharmaceutique sans qu’il n’y ait véritablement de contrepartie. Quand on donne à des entreprises des millions d’euros dans le cadre de la recherche, il faut un retour sur investissement, il faut demander des résultats à l’entreprise. On ne peut pas se contenter de donner le crédit impôt recherche et ne pas prendre en compte le résultat.
Quelles autres solutions permettraient de regagner en souveraineté ?
Parmi les 36 recommandations formulées, on préconise de restaurer la capacité de production, la capacité de façonnage de la pharmacie centrale de l’AP-HP connue sous le nom d’AGEPS. Le but c’est de faire en sorte qu’en parallèle des industriels, sur un certain nombre de médicaments dits essentiels, une cinquantaine environ, il puisse y avoir une production publique qui ne nous rende pas dépendants de la production des laboratoires privés. C’est une véritable volonté politique, voilà pourquoi il faut également que quelqu’un pilote l’avion et que l’ensemble des décisions relève du politique et qu’un secrétariat général du médicament soit créé, sous l’égide du Premier ou de la Première ministre. Pour l’instant, le gouvernement a des leviers d’action sur les industries. Et en la matière, il ne se donne pas les moyens d’agir. Il commence à le faire, mais regardez combien il lui a fallu de temps pour dresser une liste de 454 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, qui, en plus, n’a pas été établie de concert avec les sociétés savantes. Il reste beaucoup à faire. C’est une question de volonté politique.
Le rapport de la commission est à retrouver ici.
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