Le camp pour migrants en projet à Lesbos, un « désastre annoncé »
En Grèce, dans cette île de la mer Égée, une forêt classée Natura 2000 devrait accueillir jusqu’à 5 000 réfugiés, isolés de tout, sur fonds européens. Les opposants dénoncent un projet aussi inhumain que dangereux pour l’environnement.
dans l’hebdo N° 1765 Acheter ce numéro
Le vent souffle, ce matin-là, sur les centaines de milliers de pins se déployant à perte de vue, depuis la vallée de Tavros, dans le nord de Lesbos, jusqu’à l’extrême sud de l’île. L’odeur de résine embaume les lieux, mais trahit aussi la haute inflammabilité de cette gigantesque forêt insulaire. Étendue sur plus de 30 000 hectares, la pinède de Lesbos est, à ce titre, la plus grande forêt des îles grecques d’Égée-Septentrionale. Classée Natura 2000 dans sa presque totalité, elle abrite aussi plusieurs espèces d’oiseaux protégées. « C’est un lieu unique sur nos îles d’Égée, mais vulnérable. Imaginez, avec les vents que nous avons ici, la vitesse à laquelle pourrait se propager un feu », note Christos Tsivgoulis, président de la communauté de Komi, localité proche de la forêt. Après 26 kilomètres de route tortueuse depuis le centre-ville, il faudra encore marcher quelques minutes entre les pins pour découvrir, s’érigeant tel un cratère éventrant la pinède, le chantier de la discorde.
Il n’y avait pas de pire endroit où construire un camp.
C’est ici, sur le lieu-dit de Vastria, en plein cœur de cette forêt protégée, isolée et hautement inflammable, que le ministère grec des Migrations a choisi de construire le nouveau camp de migrants de Lesbos. Ce « centre fermé à accès contrôlé » sera une structure de près de 300 000 mètres carrés qui devrait être en capacité d’accueillir jusqu’à 5 000 demandeurs et déboutés de l’asile, ainsi que 700 salariés. Il sera, si le chantier aboutit, le plus grand camp fermé de migrants en Europe. « Il n’y avait pas de pire endroit où construire un camp », affirme pourtant Yiorgos Ntinos, chef du syndicat des pompiers de Lesbos. Pour lui, si le camp de Vastria voyait le jour, l’éventualité d’un incendie serait une quasi-certitude. « Un simple mégot, un bout de verre, un réchaud le provoqueront. Et si un incendie se propage de là-bas, il brûlera la moitié de l’île. » Yiorgos Ntinos indique par ailleurs être « sceptique » sur la capacité des autorités à évacuer du cœur de cette forêt de pins les milliers de personnes présentes sur le site. De son côté, le ministère des Migrations et de l’Asile a indiqué aux autorités locales que seront mis en place les dispositifs anti-incendie « les plus avancés ».
Un camp-prison
Voté à une courte majorité par le conseil municipal à la demande du ministère des Migrations, le chantier a commencé en janvier 2022, sans même qu’ait été réalisée une étude d’impact environnemental préalable. « Le gouvernement a usé d’ordonnances improvisées qui ont permis au ministère d’éviter l’étude, en principe obligatoire », explique Christos Tsivgoulis. Le projet a suscité un tollé sur l’île, et de nombreux rassemblements, parfois houleux, ont été organisés depuis le début des travaux. La région d’Égée-Septentrionale et plusieurs collectivités locales, dont fait partie Komi, ont alors saisi le Conseil d’État pour demander l’arrêt du chantier en mettant en avant des motifs environnementaux. La haute juridiction n’a pour le moment statué que pour une suspension provisoire de la construction de la route asphaltée de 2,5 kilomètres menant au camp, qui doit traverser la partie Natura 2000 de la forêt et implique l’abattage de plusieurs milliers d’arbres.
Estimé à 87,5 millions d’euros, le projet est intégralement financé par l’Union européenne, via le fonds asile migration intégration. Contactée par Politis, la Commission européenne indique ne pas avoir choisi l’emplacement du camp, mais confirme en avoir été informée lors du dépôt du dossier par les autorités grecques pour validation des fonds. L’institution qualifie ce nouveau centre d’« avancée » par rapport à celui qui existe aujourd’hui. Le camp provisoire de Mavrovouni avait été mis en place en urgence en 2020, lorsque l’ancien et tristement célèbre camp de Moria, surpeuplé et délabré, avait été ravagé par les flammes. Le nouveau centre sera, lui, équipé de nombreuses structures, comme des conteneurs dortoirs aménagés de lits et d’armoires, des cantines ou encore des terrains de sport. Mais, pour les organisations qui viennent en aide aux demandeurs d’asile sur l’île, cette nouvelle structure est loin de constituer un progrès. « Il s’agit d’une prison plus que d’un centre d’accueil », affirme Michalis Bakas, environnementaliste, membre du parti grec des Verts écologistes et très engagé dans l’aide aux réfugiés.
Muni de technologies de surveillance et de sas d’entrée à identification digitale, le centre de Vastria doit être construit sur le modèle controversé des quatre autres nouveaux centres érigés ou en construction sur les îles voisines de Kos, Samos, Leros et Chios. Les sorties ne seront autorisées qu’en journée et les déboutés de l’asile ne seront pas autorisés à sortir. Le camp sera par ailleurs situé à plusieurs heures à pied du centre-ville. « Les structures élémentaires, comme les commerces, les écoles et, surtout, les hôpitaux, seront difficilement accessibles pour les résidents », indique Theodoros Alexellis, chargé des relations publiques pour l’agence locale des Nations unies, qui qualifie le projet d’« extrêmement préoccupant ». Pour Efi Latsoudi, membre de l’ONG Refugee Support Aegean, le nouveau camp n’est rien d’autre qu’un « désastre annoncé. Une femme enceinte ou une personne en urgence vitale mettront plus d’une heure pour se rendre à l’hôpital ». Il entraînerait, en outre, « une régression inacceptable pour l’intégration de ces personnes, qui seront totalement isolées du monde extérieur ».
Les commerces, les écoles et, surtout, les hôpitaux seront difficilement accessibles pour les résidents.
Lauréate du Nansen Refugee Award 2016 des Nations unies, l’activiste, qui vit sur l’île depuis plus de vingt ans, rappelle aussi que près d’un quart des résidents de l’actuel camp de Mavrovouni sont des enfants. « La plupart d’entre eux sont scolarisés dans des écoles publiques grecques, grâce à un travail local collectif et surhumain mis en œuvre depuis 2016. Comment et dans quelles conditions pourront-ils aller à l’école et revenir “pointer”, le soir, dans ce centre ultra-surveillé au milieu de la forêt ? » Le site de l’actuel camp, qui se trouve sur la côte, à moins de deux kilomètres de la capitale, semblait pourtant, pour les acteurs locaux, parfaitement adéquat pour la construction d’une meilleure structure. La Commission européenne indique avoir demandé que des navettes soient mises en place, mais pour le moment ni les ONG ni l’agence locale des Nations unies ne reçoivent quelque information que ce soit de la part des autorités.
L’Europe non solidaire
Située à proximité des côtes turques, Lesbos demeure, encore aujourd’hui, l’un des points d’entrée les plus actifs des demandeurs d’asile en Grèce. Les arrivées ont cependant considérablement chuté depuis quelques années. « Une baisse expliquée principalement par le renforcement des politiques des frontières, depuis 2020, du gouvernement grec et de l’UE, y compris avec la pratique des “pushbacks” », indique Astrid Castelein, ancienne cheffe du bureau de l’agence des Nations unies sur place. Cette pratique de refoulement illégal d’embarcations de demandeurs d’asile vers le territoire turc – qu’a toujours niée le gouvernement grec – a pourtant maintes fois été condamnée par plusieurs organisations internationales. Efi Latsoudi dénonce aussi la politique de criminalisation de l’aide aux migrants mise en place depuis 2019, soit depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre conservateur Kyriákos Mitsotákis, fraîchement réélu. « Les habitants n’osent même plus donner de denrées ou même de l’eau, de peur d’être accusés de délit de solidarité. »
L’UE dépense des millions dans un camp inhumain.
Le projet de Vastria, qui vient compléter les quatre autres nouveaux centres des îles d’Égée, semble par ailleurs doucher les espoirs de décentralisation de la prise en charge des réfugiés, « réclamée tant par les insulaires que par les demandeurs d’asile sur place », explique Michalis Bakas. L’environnementaliste dénonce la politique de l’État grec, mais pointe avant tout la responsabilité de l’Union européenne et de ses politiques migratoires. « L’UE dépense des millions dans un camp inhumain, plutôt que d’établir une politique de solidarité uniforme et proportionnelle aux capacités de chaque pays de l’Union. » Malgré le tollé qu’il a provoqué, le chantier de Vastria se poursuit, y compris les jours chômés. La Commission européenne annonce une ouverture du centre en 2023, tandis que le Conseil d’État grec devrait se prononcer dans quelques mois sur la validation ou non de la route asphaltée menant au camp. Christos Tsivgoulis reste pessimiste quant à la décision de la plus haute cour administrative, mais affirme que les communautés locales « ne lâcheront rien ».