Le Festival d’Avignon veut regarder le réel en face
Avec Welfare, de la metteuse en scène Julie Deliquet, et G.R.O.O.V.E, de la chorégraphe Bintou Dembélé, la 77e édition du Festival d’Avignon s’est ouverte sur un fort désir de se relier au monde, à ses violences récentes et plus anciennes. Faute de formes à la hauteur, les propos peinent hélas à résonner.
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G.R.O.O.V.E, du 5 au 7 octobre à Anthéa, Antibes, avec le Théâtre national de Nice ; en été 2024 à Châteauvallon-Liberté, Toulon ; et du 26 au 28 septembre 2024 au Théâtre d’Aix-en-Provence. / Welfare, jusqu’au 14 juillet au Festival d’Avignon ; du 15 au 19 janvier 2024 au Théâtre Dijon-Bourgogne ; du 24 janvier au 3 février au Théâtre des Célestins à Lyon…
Le choix de G.R.O.O.V.E comme premier spectacle de la 77e édition du Festival d’Avignon, qui se tient du 5 au 25 juillet, dit beaucoup du désir de son nouveau directeur, Tiago Rodrigues, d’ouvrir la manifestation à des esthétiques peu représentées jusque-là. Il exprime aussi sa volonté de mettre le plus grand rendez-vous théâtral de France en phase avec la question de l’injustice sociale. Créée par la chorégraphe Bintou Dembélé, qui en près de quarante ans de carrière a su enrichir sa culture hip-hop de nombreuses autres influences – elle revendique la pratique d’une « danse marronne », en référence à l’autolibération des esclaves en contexte colonial –, cette pièce déambulatoire veut célébrer les cultures populaires dans tous types de lieux. Après avoir retiré ses places à l’Opéra Grand Avignon, c’est ainsi en extérieur, face au Palais des papes, que l’on assiste au premier tableau du spectacle.
Entourées par une quinzaine d’artistes immobiles, en tenues où l’urbain d’aujourd’hui se mêle au faste du ballet du XVIIIe siècle, Bintou Dembélé et la chanteuse Célia Kameni peinent à faire exister leur duo. Vaste et très peuplé, l’espace se prête mal à cette introduction intimiste. Pléthorique, l’équipe du festival empêche l’accès à l’œuvre au lieu de la faciliter. Le contexte de violences urbaines consécutives à la mort de Nahel le 27 juin y est pour quelque chose : le dispositif de sécurité du Festival a été revu à la hausse. Si bien qu’en plus des agents d’accueil détaillant longuement le comportement à adopter entre chaque partie du spectacle, des forces mobiles employées pour l’occasion entourent artistes et public. Appliqué à une proposition dénonçant sans détour les violences policières, notamment dans une scène de rituel pour un jeune homme décédé, le dispositif produit une gêne que n’apaise pas la danse.
G.R.O.O.V.E a tendance à disparaître sous le poids du festival. Le rapport complexe de Bintou Dembélé à l’institution, entre rejet et désir de reconnaissance, explique en partie le phénomène. En convoquant dans sa pièce de nombreux langages étrangers les uns aux autres – ceux du hip-hop, du krump et d’autres danses urbaines, de l’électro, mais aussi du ballet –, l’artiste ne réussit guère à former un tout. On retient donc essentiellement de cette pièce ses dénonciations, formellement trop proches de celles qui font aujourd’hui sortir tant de personnes dans les rues pour produire une pensée ou un sentiment nouveaux.
Rapport au réel
La minute de silence en hommage à Nahel avant la première de Welfare, de Julie Deliquet, a confirmé le souhait du festival de dire son rapport au réel, au dehors. Adaptation du film homonyme du cinéaste américain Frederick Wiseman (1) réalisée par la metteuse en scène et directrice du Théâtre Gérard-Philipe (TGP) de Saint-Denis à la demande de ce dernier, cette pièce, présentée dans la cour d’honneur du Palais des papes, tente elle aussi d’amener le théâtre vers ce qui lui est habituellement éloigné. En l’occurrence, des personnes sans le sou, malades souvent, et dans des situations familiales et affectives compliquées. Dans le film, celles-ci évoluent dans le New York de 1973. Plus précisément, elles sont dans un bureau d’aide sociale, dont le documentaire donne à voir les différents services et les fonctionnaires plus ou moins dévoués à la cause de leurs usagers. La cour d’honneur campe un tout autre décor : celui d’une salle de gymnase. On pense aux salles aménagées en dortoirs ces dernières années pour les réfugiés, mais on s’aperçoit bientôt qu’on est encore dans le passé.
Ressorti pour l’occasion en salle le 5 juillet.
Le couple d’usagers de drogue, la mère de quatre enfants enceinte d’un cinquième, l’immigrée qui ne sait pas où aller, ou encore le vétéran de la guerre de Corée non reconnu comme tel sont des Américains des années 1970. Le film montrait beaucoup plus de personnes (il dure 4 h 30, contre 2 h 30 pour la pièce), et les protagonistes que l’on voit évoluer, l’air un peu égarés, sur la vaste et prestigieuse scène ne sont pas tout à fait ceux dont Wiseman a capturé les galères et les combats contre une institution kafkaïenne peu apte à la compassion. La metteuse en scène regroupe parfois plusieurs personnages en un, transforme légèrement les caractères. Elle prend pour cadre une journée entière au bureau d’aide, entrecoupée de pauses dont elle fait des intermèdes mélangeant musique, stand-up et danse.
Cette adaptation échoue à atteindre la force qu’avait le film. Elle n’a pas sa capacité à montrer le désarroi, la fragilité de celles et ceux qui n’ont d’autre chance de survie que par l’institution. Si Frederick Wiseman dit voir dans tout documentaire une fiction, le réel qui en est la base ne disparaît pas au montage. Le passage du film au théâtre liquide quant à lui le réel, qui n’est plus présent dans la pièce de Julie Deliquet que sous la forme d’un motif pour le jeu. Faute de développer une esthétique forte, la metteuse en scène ne parvient pas à partager autre chose que son envie de donner à voir des êtres en marge. Pour la suite du festival, espérons que le poétique rejoigne le politique.