Le prétendu arc républicain, ou la « Sainte-Alliance » des feuillants et des thermidoriens
TRIBUNE. La Macronie, en déligitimant ses opposants, ressemble tristement à un mélange contemporain de deux forces politiques de la Révolution, rejetant le pouvoir du peuple.
La Macronie ne recule devant rien dans ses tentatives compulsives de diversion afin de tenter d’occulter sa grande impopularité. Avec ses séides, elle ne cesse de répéter sur tous les tons que la République est en danger. Sous-entendu qu’elle en constituerait le rempart le plus assuré : ne s’est-elle pas appelée La République en marche ? Se sentant qualifiée pour jouer l’arbitre des élégances républicaines, elle n’hésite pas à formuler des verdicts péremptoires, et quelque peu « disruptifs » pour l’occasion. Si la République se trouve en danger, ce n’est pas en raison des menées de l’extrême droite, ni en raison de l’extrême droitisation croissante de la droite se nommant républicaine, même pas en raison de l’essor d’idées communément jugées jusqu’alors nauséabondes.
Non, rien de tout cela ne serait en cause. Le motif des craintes exprimées est d’une tout autre nature, et, visiblement, bien plus alarmant. Le peuple conteste la politique du gouvernement ; des députés récalcitrants (on n’oserait pas dire insoumis, car ils ne sont pas les seuls, mais pas autant qu’on serait en droit de l’espérer) relaient les revendications de leurs concitoyens. En conséquence La France insoumise est exclue de l’arc républicain. Toujours la même antienne conduisant à préférer Hitler au Front populaire. Il faut rappeler que l’opération a déjà eu sa transcription électorale à l’occasion du deuxième tour de l’élection législative partielle en Ariège, intégrant même sans la moindre vergogne dans le front républicain ainsi constitué, pour faire barrage à la députée insoumise sortante, le Rassemblement national.
Un processus classique de délégitimation de celles et ceux qui ont l’outrecuidance de penser différemment.
En quoi consiste ce prétendu arc républicain, ainsi défini, convoqué par une Macronie à la dérive ? Il relève d’abord d’un processus, éminemment classique, de délégitimation de celles et ceux qui ont l’outrecuidance de penser différemment. Le carburant en est l’éternelle crainte des possédants devant les revendications populaires considérées comme des tumultes mortifères démagogiques. Sans aucun doute, nous avons à faire avec le phénomène de résurgence à intervalles réguliers de la peur irrationnelle du peuple exprimée par des nantis en panique devant ce qu’ils ressentent comme une audace révolutionnaire populaire insupportable, les classes laborieuses étant toujours assimilées à des classes dangereuses.
La traduction politique puise en effet à des sources historiques de la période révolutionnaire qu’il convient de mettre en exergue. On assiste en réalité à une coalition des feuillants et des thermidoriens des temps modernes. Ils constituent une forme renouvelée de Sainte-Alliance. Il s’agissait de l’accord entre les principales puissances monarchistes, victorieuses de la France napoléonienne, qui contractèrent à l’occasion du congrès de Vienne de 1815 une alliance visant à éradiquer toute idée révolutionnaire, et plus encore toute révolution. La réaction devait reconfigurer l’Europe pour faire passer les peuples nouvellement épris de souveraineté sous les fourches caudines des principes d’Ancien Régime.
Les feuillants furent un groupe de députés favorables à la préservation du pouvoir du roi dans le cadre de la monarchie constitutionnelle. À la suite d’une scission du Club des jacobins, ils se constituèrent véritablement en force politique organisée en 1791, notamment avec l’échec de la fuite du roi Louis XVI à Varennes. Ils validèrent la répression de la manifestation populaire du Champ-de-Mars du 17 juillet qui réclamait la déchéance du roi. Les feuillants étaient effrayés à l’idée que le peuple puisse exercer une quelconque forme de souveraineté. L’éventualité de la proclamation de la République les révulsait ; la possibilité d’une réduction des droits du roi, ce qui aurait signifié que la monarchie constitutionnelle aurait été davantage constitutionnelle que monarchie, les indisposait au plus haut degré.
Les principales personnalités des feuillants furent le triumvirat Barnave – Duport – de Lameth, ainsi que La Fayette, chef de la Garde nationale, qui donna l’ordre de tirer sur la foule au Champ-de-Mars. On peut y ajouter Le Chapelier qui donna son nom à la loi interdisant aux ouvriers le droit de coalition, les laissant démunis face aux patrons lors de la révolution industrielle du XIXe siècle. Cela indique clairement la coloration sociale et politique des feuillants : le mouvement ouvrier socialiste s’échina à redonner une dimension collective à la relation de travail en détricotant, de manière à la fois méthodique et patiente, la loi Le Chapelier. Le « feuillantisme » fut très rapidement balayé par l’irrésistible aspiration populaire à la République qui se concrétisa l’année suivante.
Les thermidoriens étaient les députés de la Convention qui firent cause commune pour renverser Robespierre et la forme montagnarde de la République, les 27 et 28 juillet 1794 (les 9 et 10 thermidor de l’An II selon le calendrier révolutionnaire). S’ils proviennent d’horizons divers (analogie possible avec la Macronie), ils se fédèrent cependant rapidement dans le rejet viscéralement partagé de la dimension populaire de la République montagnarde s’appuyant sur l’implication des clubs et des sans-culottes (autre analogie évidente avec la Macronie). Dans ces conditions, la réaction peut s’exprimer sans retenue, symbolisée par les personnages caricaturaux de la jeunesse dorée des Incroyables, Merveilleuses et autres Muscadins.
Une Terreur blanche se met en place, faisant la chasse aux jacobins, réprimant le peuple quand il porte ses revendications. C’est le cas de la répression de l’insurrection des sans-culottes parisiens des 1er et 2e prairial (20 et 21 mai 1795) : le soulèvement populaire est brisé par l’armée, les derniers députés montagnards survivants, appelés les crêtois, sont exécutés. Il en allait de même avec les Muscadins se livrant à des exactions contre les opposants, armés d’un gourdin qu’ils nommaient « pouvoir exécutif ». Là aussi un parallèle peut-il être effectué, dans un champ certes différent, avec l’utilisation à répétition par l’actuel pouvoir exécutif de l’article 49.3…
Une fois que l’élection est faite, qu’importent les conditions, le peuple doit rentrer chez lui.
Boissy d’Anglas, défendant la nouvelle constitution pour dans un même élan récuser le suffrage universel et justifier un suffrage censitaire drastique, ne reprenait-il pas à la tribune de la Convention thermidorienne l’esprit des propos du député girondin Brissot quasiment trois ans plus tôt : « Le peuple est fait pour servir la Révolution, mais quand elle est faite, il doit rester chez lui et laisser à ceux qui ont plus d’esprit que lui la peine de le diriger ». La Macronie n’en pense à vrai dire pas réellement moins, adaptant sa ligne de conduite au temps présent. Une fois que l’élection est faite, qu’importent les conditions, le peuple doit rentrer chez lui et laisser les premiers de cordée décider en toute quiétude ce qui est bien pour la start-up nation, tel est son lancinant mantra.
L’utilisation grossière et instrumentale du concept d’arc républicain contribue à dévoiler la nature profonde de la Macronie. Elle est une synthèse historique des gardiens bornés de l’Ancien Régime et de la morgue sociale non dissimulée des maîtres de forges de l’industrialisation des siècles passés. Le peuple reste un objet d’effroi et de détestation : c’est sans nul doute le vivier des gens qui ne sont rien, de ces incorrigibles Gaulois réfractaires. Plus que jamais, réaffirmons que la République, c’est l’héritage et l’héritière de la Révolution.
À tous ceux qui se sélectionnent eux-mêmes un peu hâtivement dans ce prétendu arc républicain, dans une sorte de prophétie autoréalisatrice, pour en exclure de surcroît ceux qui sont pourtant les plus sincères défenseurs idéologiques des principes républicains révolutionnaires, rappelons-leur l’apostrophe de Léon Bourgeois lancée fort opportunément aux nouveaux ralliés à La République, au début du XXe siècle, faute de persistance d’alternative crédible au régime républicain triomphant : « Vous acceptez la République ? Fort bien ! Mais acceptez-vous le bilan de la Révolution ? ». Pas certain que les feuillants et les thermidoriens d’aujourd’hui approuvent le bilan de la Révolution quand bien même ils s’incluent d’office dans leur prétendu arc républicain…
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