Les mondes inventés de Yoko Tawada
Les deux derniers romans de la Japonaise, qui vit aujourd’hui en Allemagne, ne se ressemblent pas. Mais tous deux explorent le pouvoir de la langue et des imaginaires.
dans l’hebdo N° 1765 Acheter ce numéro
L’Ange transtibétain / Yoko Tawada / traduit de l’allemand par Bernard Banoun / Verdier/ 126 pages / 18,50 euros.
En éclaireur / Yoko Tawada / traduit du japonais par Dominique Palmé / Verdier / 150 pages /19 euros.
D’un côté, une dystopie. De l’autre, un récit intime. L’un est écrit en japonais, le second en allemand. Ce sont deux histoires qui n’ont rien en commun, sinon leur autrice, Yoko Tawada. En éclaireur imagine un Japon au régime liberticide en 2050 qui a décidé de se couper du monde. L’Ange transtibétain plonge le lecteur dans les pensées brouillonnes d’un jeune chercheur passionné par Paul Celan (1920-1970), important poète roumain de langue allemande et naturalisé français en 1955. Au premier regard, ces deux ouvrages ne se ressemblent donc pas. Mais leur publication simultanée aux éditions Verdier construit un étonnant dialogue sur la possibilité de l’imaginaire.
Dans L’Ange transtibétain, Patrik, qui se présente comme un « cinglé hypersensible », parle très souvent à une cantatrice qui n’existe que dans sa tête. Elle l’accompagne dans sa vie et chante exclusivement des pièces pour lui quand il ne suit pas sa thérapie. Patrik n’arrête pas de mentir. Ce frère aîné supposément d’extrême droite, ou encore ce poste très convoité qu’il occuperait à l’université. En vérité, il n’est qu’un modeste employé à l’Institut culturel chinois de Berlin, terrifié à l’idée de parler devant un public au point d’annuler son intervention au colloque Paul Celan de Paris. Patrik préfère vivre dans cette réalité alternative qu’il se crée de toutes pièces. « Ils prétendent que je suis malade parce que je sors de chez moi tout en restant à la maison. Il existe une maison du souvenir », explique-t-il dans l’un des rares passages où il parle de lui à la première personne. Assis dans un café, un homme qui ressemble à un moine, Léo-Éric Fu, s’invite à sa table. Impossible de savoir s’il est réel ou imaginaire, mais il jure être le petit-fils d’un médecin ayant été en contact avec Celan à la fin de sa vie. C’est avec lui que Patrik échange sur l’œuvre du poète, notamment Soleils de fils, dernier recueil publié de son vivant. Ces discussions sur la littérature deviennent alors les seuls espaces de liberté pour le narrateur.
Réalité rétrécie
Dans En éclaireur, la langue est, au contraire, empêchée. Il est proscrit de dire des mots venus de l’étranger. Autre interdiction : l’utilisation d’un vocabulaire qui évoque plus ou moins « l’événement », la catastrophe de Fukushima en 2011. La passerelle est évidente avec Celan, pour qui sa langue maternelle, l’allemand, était impossible à utiliser après la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, elle était devenue celle du nazisme et du génocide. En 1958, le poète expliquait : « Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle dut alors traverser son propre manque de réponses, dut traverser un mutisme effroyable […], et put enfin resurgir au jour, enrichie de tout cela. » Au milieu de ce Japon dystopique où les jeunes sont condamnés à mourir et les vieux ne décèdent pas, Yoshîro, avec son arrière-petit-fils Mumei, est contraint d’inventer une nouvelle langue dans ce monde où « la vie des mots raccourcit de jour en jour ». Pour son « jogging » quotidien, il parle de kakeochi, un mélange d’abord utilisé « en guise de plaisanterie sous prétexte que “la pratique de la course (‘kake’) faisait baisser la tension (‘ochi’)” ». Il accompagne Mumei chez le médecin pour des « révisions mensuelles » puisque le mot « consultation rime avec condamnation ».
Au-delà de la question du langage, ces deux ouvrages racontent l’enfermement. D’un côté, la réalité rétrécie de Yoshîro, qui sait qu’il ne peut pas rendre visite à l’un de ses amis qui habite en Allemagne. « La plante de ses pieds ne perçoit plus la Terre comme une sphère. Ce globe tout rond, sur lequel il était possible de voyager, n’existe plus que dans sa tête. » De l’autre, Patrik, cloîtré dans son esprit dépressif, incapable de tenir une discussion tant ses pensées se dispersent et se contredisent. Souvent, le sens de ses réflexions disparaît. Dans les deux cas, il est impossible pour les personnages de saisir le monde qui les entoure.