Litanies mortifères
Chaque jour, radios et télévisions déversent des tombereaux de morts sur nos journées. Celles des migrant.es sont normalisées, alors que celles des « ordinaires » suscitent la colère. Ne laissons pas s’installer cette logique et refusons que le proche et le connu soient un critère de discrimination.
dans l’hebdo N° 1766 Acheter ce numéro
Dès potron-minet, radios et journaux déversent des tombereaux de morts sur nos journées. D’un côté, les décès ordinaires auxquels on s’attend et qui alimentent les faits divers (les tué·es de la route, les assassinées conjugales, les fins de vie devenues nécrologies) ; de l’autre, des cohortes de morts dont les chiffres monstrueux disent l’invraisemblable. De jour en jour, de mois en mois, l’invraisemblable est devenu ordinaire, et l’ordinaire invraisemblable.
Comment ne pas s’habituer à ces litanies et ne pas en rester à l’indignation ?
Les mort·es en Méditerranée ou dans la Manche sont normalisé·es en statistiques attestant de nouveaux records, d’une élévation de la courbe, d’un bilan qui ne cesse de s’alourdir. Les migrant·es envoyé·es à la mort ne sont pas individualisé·es mais forment une masse informe, corps collés les uns aux autres, ballottés et jetés sur la plage. Inscrit·es dans une filiation, une fratrie, une maisonnée, ils et elles échouent sur nos côtes, anonymes, les yeux encore ouverts sur un horizon espéré, falsifié, puis volé. À la merci d’hommes de main s’enrichissant du trafic d’êtres humains, ces migrant·es téméraires jouent leur va-tout, parce qu’ils et elles n’ont plus rien à perdre, sinon leur vie. Ces mort·es en sursis n’iront pas en enfer, car ils et elles l’ont déjà traversé. Pour eux et elles, la consigne de Dante est nulle et non avenue, puisque toute espérance les avait déjà quitté·es au moment où lâchaient les amarres.
L’écoute de cet égrenage quotidien induit une pétrification du cœur et de l’esprit à l’égard de ces mort·es lointain·es qui, certes, échouent sur nos rivages, mais dont on renvoie bien vite la responsabilité aux instances internationales, aux ONG, en se dédouanant individuellement par l’intermédiaire de dons et de manifestations. Comment ne pas s’habituer à ces litanies et ne pas en rester à l’indignation ?
À l’inverse de cette distanciation pétrifiée, les mort·es ordinaires viennent crier sous nos fenêtres. Féminicides, personnes âgées victimes de la canicule ou du covid, racisé·es roué·es de coups par les forces de police : ces drames de proximité, eux, suscitent la colère. Devenus quotidiens pareillement aux morts exotiques, ils deviennent à leur tour invraisemblables tant on les croyait éradiqués par ces empilements de politiques publiques censées y mettre un terme. Le meurtre de Nahel à Nanterre s’inscrit dans une généalogie de crimes similaires et rappelle l’absence de considération et de justice à l’égard des jeunes racisé·es vivant dans des banlieues paupérisées. De faits divers ils deviennent scandales, passant du toléré à l’intolérable.
Selon un axe allant du proche au lointain, les mort·es acquièrent ou non un visage et une dignité, font l’objet d’indifférence ou d’indignation, et selon un principe de proximité stipulant qu’un·e migrant·e ukrainien·ne a la priorité sur un·e Afghan·e, les migrations sont plus ou moins tolérées. À la veille des débats sur une énième loi sur les migrations, ne laissons pas s’installer cette logique du fatalisme, et refusons que le proche et le connu soient un critère de discrimination entre les mort·es et entre les migrant·es encore vivant·es.
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