Matoub Lounès, la voix de la liberté

Vingt-cinq ans après l’assassinat du chanteur kabyle iconique ayant pourfendu le pouvoir algérien autant que les intégristes islamistes, son ultime album, Lettre ouverte aux…, est réédité en vinyle dans une version augmentée.

Jérôme Provençal  • 12 juillet 2023 abonné·es
Matoub Lounès, la voix de la liberté
"C’était un homme plein de sensibilité et de courage, parfois submergé par ses angoisses, totalement absorbé par son art lorsqu’il concevait ses chansons", selon Nadia Matoub, son épouse.
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Lettre ouverte aux… / Matoub Lounès / Elmir Records

Souvent présenté d’abord comme un chantre du peuple kabyle et de la culture berbère, Matoub Lounès (né Lounès Matoub) apparaît avant tout comme un défenseur acharné de la liberté, à commencer par la liberté d’expression. Jusqu’à son dernier souffle, faisant fi des menaces et des risques de mort de plus en plus tangibles, il a refusé de se taire. Dans ses chansons, dans ses prises de parole publiques ou encore dans son autobiographie (1), il a cherché à faire entendre sa voix, au nez et à la barbe des censeurs et autres intégristes.

1

Rebelle, Stock, 1995

Grièvement blessé en octobre 1988 par un gendarme algérien, il réapparaît sur scène au printemps 1989, avec des béquilles, pour un concert devant une foule immense au stade de Tizi-Ouzou. Le 25 septembre 1994, il est enlevé par un groupe terroriste islamiste puis condamné à mort par un « tribunal » islamique mais finalement libéré le 10 octobre, sous la pression de la mobilisation populaire en sa faveur. En 1995, répondant à Laure Adler dans l’émission télévisée « Le Cercle de minuit »(diffusée sur France 2), il déclare : « Je préfère mourir pour mes idées que mourir de lassitude ou de vieillesse dans mon lit. »

Matoub Lounès

Le 25 juin 1998, au volant de sa voiture, il est pris dans une embuscade au détour d’une route en Kabylie et, âgé seulement de 42 ans, meurt sous les multiples balles de ses agresseurs. Également présentes à bord du véhicule, sa femme Nadia – qu’il avait épousée en 1997 – et les deux sœurs cadettes de celle-ci ont la vie sauve. Faisant trois morts et de nombreux blessés, des manifestations violentes secouent ensuite la Kabylie pendant plusieurs jours en réaction à l’assassinat, revendiqué par le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Deux des hommes suspectés d’avoir participé au groupe armé ont été condamnés en 2011. Le doute continue de planer sur l’identité des commanditaires.

Matoub Lounès laisse derrière lui une imposante discographie, amorcée en 1978 avec l’album Ay izem. À l’occasion des 25 ans de sa mort, son ultime (double) album, Lettre ouverte aux…, paru en juillet 1998, fait l’objet d’une réédition en vinyle, enrichie d’un substantiel livret inédit. On peut y lire plusieurs textes ainsi que la traduction française des paroles des chansons (écrites en kabyle), ce qui permet d’en goûter pleinement la sève poétique et d’en mesurer la portée sociopolitique. Enregistré avec le concours de plusieurs instrumentistes, l’album met parfaitement en valeur les talents d’auteur-compositeur-interprète de Matoub Lounès.

Éloquence libertaire

Chantant – d’une voix ardente – et jouant de la mandole (sorte de luth, plus grand que la mandoline), il déploie toute son éloquence libertaire au fil de chansons qui, au niveau musical, distillent pour la plupart un blues-folk innervé de musiques traditionnelles kabyles ou de chaâbi (style populaire issu de la capitale, Alger). Pièce phare de l’album, découpée en quatre parties, la chanson « Lettre ouverte » donne forme à une longue et sinueuse harangue de 21 minutes – soit une face entière du double vinyle. Nadia Matoub signe le texte d’ouverture du livret et accompagne la réédition de l’album en accordant des interviews. Une façon pour elle de contribuer à maintenir vivante la musique de son légendaire mari, tué alors qu’elle avait 22 ans.

Beaucoup de jeunes revendiquent encore son héritage en Algérie.

Nadia Matoub

« Je ne parle pas pour Lounès, on ne peut pas parler à la place de quelqu’un d’autre, mais je représente un peu sa voix, précise Nadia Matoub, dont la ferveur fidèle, dénuée de pathos, imprègne chaque mot. C’était un homme plein de sensibilité et de courage, parfois submergé par ses angoisses, totalement absorbé par son art lorsqu’il concevait ses chansons. Une grande force émanait de lui. C’était aussi un homme en souffrance dont j’ai appris à apprivoiser les comportements. Portant la lutte de tout le peuple kabyle, toujours persécuté aujourd’hui, et le combat contre l’islamisme intégriste, il incarne une figure symbolique essentielle. Beaucoup de jeunes revendiquent encore son héritage en Algérie, dans un pays où le pouvoir s’évertue à faire régner le silence et où les voix de la résistance se font de plus en plus rares. »

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Musique
Temps de lecture : 4 minutes