« L’océan est notre allié mais pourrait rapidement devenir notre ennemi »
La directrice de l’ONG Bloom partage un point commun avec les énormes bateaux industriels qu’elle combat : c’est une machine de guerre, qui s’attaque aux lobbys de la pêche industrielle et à la corruption qui gangrènent l’Union européenne, au détriment des pêcheurs artisans et de tout le vivant.
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Journaliste et documentariste, Claire Nouvian vit un choc émotionnel et intellectuel en 2001, lorsqu’elle découvre à l’aquarium de Monterey le monde des abysses et sa destruction à l’échelle industrielle, passée sous silence. Elle fonde Bloom pour sensibiliser à la nécessité de préserver les écosystèmes marins. En 2018, elle cofonde le parti Place publique et le quitte l’année suivante. La liste Parti socialiste-Place publique a obtenu 6,19 % des voix aux élections européennes en 2019.
Quels océans et mers souhaiteriez-vous voir en 2050 ?
J’aimerais une relation à l’océan fondée sur la rationalité écologique et économique, et le respect du vivant, car ce serait une perspective de joie. Cela signifierait une nature restaurée, riche, diversifiée, des écosystèmes sains avec une grande abondance d’animaux : des poissons mais aussi des mammifères marins, des reptiles ou des invertébrés. Les activités humaines seraient en adéquation avec les possibilités et les limites de la planète.
J’aimerais des pêches qui se contentent des ressources de la bande côtière, qui n’utilisent que des engins sélectifs, avec une création maximale d’emplois mais un impact minimal sur l’environnement : on exploiterait les populations de poissons au « rendement économique durable », c’est-à-dire bien en deçà du « rendement maximal durable », cet objectif de gestion productiviste dépassé qui se concentre seulement sur le « stock » à exploiter. Seul l’humain est assez fou et obsédé par la croissance et les profits pour exploiter la nature jusqu’à sa destruction, en mettant en péril les équilibres écosystémiques dont notre espèce dépend. Il faut inventer d’urgence les modalités d’un rapport harmonieux à la nature pour ne pas périr.
2004 : création de Bloom.
2006 : parution d’Abysses (traduit en 10 langues) et de l’exposition éponyme itinérante.
2013 : Coup de projecteur sur le combat contre le chalutage profond, notamment avec la BD de la dessinatrice Pénélope Bagieu diffusée sur son blog.
2018 : elle fait partie des six lauréats du prix Goldman pour l’environnement.
2021 : interdiction de la pêche électrique en Europe. Une victoire pour Bloom, qui luttait contre ce fléau depuis 2017.
Les océans sont-ils encore nos alliés ?
Aujourd’hui, l’océan est notre allié mais il pourrait rapidement devenir notre ennemi, par notre faute : les zones d’hypoxie, c’est-à-dire des zones mortes, ont augmenté de plus de 30 % depuis 1995, les canicules marines ont doublé depuis 1982. Nous sommes engagés dans un scénario encore plus pessimiste que les prévisions les plus pessimistes du Giec car on joue sur les équilibres géophysiques basiques, les masses d’air, la salinité, la densité et la température de l’eau, la circulation des courants marins. Tout cela engendre des événements climatiques extrêmes.
Si on continue ainsi, en 2050, nous aurons des océans déchaînés qui vont déchiqueter les littoraux. Le CNRS vient d’affirmer que l’avenir de l’océan est très incertain, et la commission intergouvernementale océanographique de l’Unesco a alerté sur le fait que l’océan pourrait bientôt émettre du CO2 au lieu de l’absorber. Un tel processus nous ferait entrer définitivement dans les scénarios imprévisibles où le rideau de fin pour le vivant peut tomber extrêmement vite.
Que nous apprennent les océans de l’humanité ?
Sous l’eau, l’homme a déployé une artillerie militaire contre la nature qui n’a pas d’équivalent sur terre.
Ils nous montrent surtout la capacité de destruction des humains. Pour bien saisir ce qu’il se passe sous l’eau, il faut se référer à Alfred Wallace, le « concurrent » de Darwin. Ce naturaliste britannique a eu l’intuition qu’il fallait envisager les écosystèmes océaniques comme des « forêts animales marines », au même titre que les forêts végétales sur terre. Que ce soient les coraux, les champs de posidonies ou les petits invertébrés qui forment des squelettes calcaires dans les fonds sableux, ces animaux marins créent des structures qui ressemblent à des forêts !
Chaque animal permet d’en accueillir d’autres : un corail ou une éponge permet à d’autres animaux de trouver un logement et de la nourriture. Mais cette richesse du biotope a été rasée depuis plus de quatre-vingts ans. Après-guerre, on a commencé à subventionner le développement des machines de ravage industriel que sont les chalutiers, et on a encouragé ces bulldozers à dévaster les fonds marins. Une étude publiée en 1998 montrait que l’impact annuel du chalutage était 150 fois plus élevé que celui de la déforestation. Ce doit être encore pire aujourd’hui.
Une autre étude, de 2018, montre que la pêche est présente sur plus de 55 % de la surface des océans et qu’elle a un impact quatre fois plus important d’un point de vue spatial que l’agriculture (1). Nos impacts sur les fonds marins sont bien pires que ce qu’on a fait aux écosystèmes terrestres. Sous l’eau, l’homme a déployé une artillerie militaire contre la nature qui n’a pas d’équivalent sur terre : ce sont des kilomètres carrés de filets de pêche lestés qui dévastent tout !
Elle impacte 200 millions de km2 par an pour 50 millions de km2 pour l’agriculture
Pourtant, ce modèle économique n’est pas viable sur le long terme si les ressources halieutiques s’effondrent les unes après les autres…
Ce modèle économique est rentable uniquement avec les subventions publiques, c’est pourquoi les industriels se sont organisés politiquement pour accaparer simultanément les ressources financières et les ressources biologiques sur la base de décisions publiques qui leur sont favorables. Le lobbying industriel est la pièce maîtresse de l’édifice de leur modèle économique reposant sur la destruction de la nature. Des machines extrêmement efficaces pour capturer les ressources ont été construites : des bateaux comme le Prins Bernhard (81 mètres) ou le Scombrus (88 mètres) attrapent en une journée ce que mille pêcheurs artisans attrapent dans le même temps.
Cela génère de tels volumes de poissons, donc d’argent, que ceux qui les capturent ont les moyens de se faire représenter politiquement et, ainsi, de faire en sorte que l’ensemble de la décision publique aille dans leur sens. La pêche est un système mafieux, y compris dans nos systèmes supposément démocratiques. Aujourd’hui, des acteurs de la pêche industrielle ont infiltré l’ensemble de l’appareil d’État au niveau national et européen. Ils produisent les règlements, amendements et directives dont ils ont besoin.
Les enjeux financiers sont devenus gigantesques : il y a environ 35 milliards d’euros de subventions au niveau mondial en 2018, dont 62 % encouragent la surpêche et 81 % sont captés par la pêche industrielle. Concernant l’Allemagne, par exemple, 1 % de ses navires capture 83 % des poissons, avec des bateaux allant de 40 à 140 mètres. Cette photographie du secteur de la pêche n’est pas une fatalité mais une construction politique qui peut donc être déconstruite grâce à une impulsion politique.
La pêche est un système mafieux, y compris dans nos systèmes supposément démocratiques.
Quel rôle joue la France, qui possède le deuxième plus grand domaine maritime mondial ?
Je n’ai aucun exemple d’arbitrage de la France sur les océans qui soit acceptable – à part sur le deep sea mining (l’exploitation minière des fonds marins, NDLR). La France a lutté contre l’interdiction du chalutage de fond dans les aires marines protégées, elle a fait en sorte que la COP 15 sur la biodiversité soit une coquille vide en rejetant formellement l’objectif de 10 % de protection stricte de l’océan, elle a combattu la Commission européenne sur le plan de sauvegarde de l’anguille. La France a également mis le secteur à feu et à sang à cause des déclarations du ministre de la Mer, Hervé Berville. Il a fait croire aux pêcheurs qu’il y avait péril en la demeure avec le plan d’action de la Commission européenne sur l’océan.
C’était une manipulation politique grossière et irresponsable visant à scinder pêcheurs et ONG pour renforcer la cohésion du secteur autour des lobbys qui génèrent pourtant la perte des emplois. En matière de politique maritime, la France donne le la, mais elle est néfaste à l’échelle européenne, mondiale et même pour ses propres pêcheurs. Cela a été le cas lors des débats sur la senne démersale. Cette technique est surtout pratiquée par d’énormes bateaux néerlandais qui fondent sur un secteur maritime pour ratisser toutes les ressources possibles en quelques heures, puis recommencent la même opération ailleurs.
Les pêcheurs ancrés sur un territoire qui n’ont pas la même mobilité voient leur environnement transformé en désert et sont obligés d’attendre que les poissons reviennent pour pouvoir à nouveau pêcher. Plus de 98 % des pêcheurs normands et du Nord étaient opposés à ce système injuste : nous avons gagné avec eux un vote d’interdiction de la senne démersale au Parlement européen et, malgré cela, la France a trahi les pêcheurs en soutenant les industriels néerlandais, sans aucune justification. Une fois de plus, Hervé Berville était à la manœuvre. Nous avons les preuves de tout ce que nous avançons. Rien de ce que nous disons ne sort de notre imagination. Nous sommes constitués d’une majorité de chercheurs scientifiques. L’affabulation n’est pas notre tasse de thé.
Les ONG de défense des océans n’ont-elles pas trop longtemps porté un regard environnementaliste sur ce sujet ? Des voix s’élèvent régulièrement pour accuser Bloom de s’attaquer aux pêcheurs.
Déterminez qui sont « ces voix » et vous aurez la réponse à votre question. Nous agissons contre la pêche industrielle, pas contre les pêcheurs, mais cela insupporte les industriels, donc ils lancent des campagnes de diffamation contre nous. Depuis des années, n’ayant rien contre nous, ils inventent des missions secrètes de Bloom au service des pétroliers ! On nage en pleine théorie du complot. C’est leur marque de fabrique et cela en dit long sur la faiblesse argumentaire. Au Parlement européen, nous œuvrons constamment avec des député·es de l’arc de gauche (LFI, Verts, Place publique) pour protéger les pêcheurs.
En ce moment, nous bataillons d’abord pour interdire les bateaux de plus de 25 mètres dans les 12 milles nautiques, et pour accorder en priorité les quotas à la pêche artisanale sélective. Ce n’est ni le Comité national des pêches, ni l’Union des armateurs à la pêche de France, ni Orthongel, ni Europêche ou Opagac (2) qui feraient ça. Le problème principal des ONG est qu’elles ont dépolitisé les combats, parce que leur hiérarchie ou leurs bailleurs de fonds ne les autorisent pas à dire haut et fort qu’il faut changer de système.
Les gens fortunés qui soutiennent les ONG voudraient sauver l’océan et le climat sans changer le système productiviste capitaliste qui repose sur la destruction du monde et une consommation croissante de biens non nécessaires. Or les problèmes d’écologie sont des problèmes à 100 % politiques, et ceux de l’océan à 200 % puisque c’est un « commun ». La résolution des conflits passe nécessairement par un arbitrage politique : c’est le politique qui accorde les quotas, les licences, les subventions publiques, qui paye le développement des infrastructures.
Europêche est le lobby européen de la pêche ; Orthongel est l’organisation des producteurs de thon congelé et surgelé ; Opagac en est l’équivalent espagnol.
Pour le coup, Bloom est à l’opposé de cela. On dit les choses comme elles sont, personne ne peut influencer notre narration, à part la réalité et la compréhension scientifique des choses. Si on perd, on le dit. On ne transforme pas un échec en fausse victoire pour contenter notre base de donateurs. Nous soutenons ouvertement les Soulèvements de la Terre, que ça plaise ou non. Nous dénonçons publiquement les responsables politiques agissant contre l’intérêt général. Nous attaquons aussi en justice les arrêtés préfectoraux, les décrets anti-écologiques.
Notre rôle aujourd’hui est d’accélérer la prise de conscience des liens entre problématiques climatiques et problématiques de pêche. L’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) a reconnu que la première cause de destruction de l’océan, ce n’est ni le plastique ni les forages, mais bien la surpêche ! Pour avoir un océan en bonne santé, il faut absolument de la biomasse, des écosystèmes résilients qui agissent comme puits de carbone. Et c’est seulement pour son lien au climat que la pêche commence à intéresser un tout petit peu plus les politiques.
Comment agir pour défendre les pêcheurs, notamment les pêcheurs artisans, et parvenir à concilier écologie et justice sociale ?
La pêche ne représente qu’une infime part du PIB, n’offre que peu d’emplois, donc c’est un secteur qui n’intéresse pas les politiques. C’est pour cette raison qu’on a délégué aux pêcheurs la gestion du secteur en mettant en place un système de cogestion avec le secteur industriel, la grande distribution et l’État, qui font leurs affaires afin de produire du poisson à bas coût. Mais cela ne concerne pas les pêcheurs artisans, qui ont été tout simplement abandonnés. Ils sont vraiment désespérés car ils ont vu et vécu une véritable hémorragie des emplois.
C’est une population qui s’est beaucoup tournée vers l’extrême droite, qui pense majoritairement que les politiques sont tous pourris, et qui ne parvient pas à se fédérer pour porter sa voix. Ils ont essayé plusieurs fois, et cela a échoué. Conséquence : ils n’ont aucun financement, aucun poids. Or, la petite pêche est un modèle plus viable économiquement sur le long terme que le modèle industriel, qui disparaît dès lors qu’on lui retire la détaxe gasoil. Les défendre est encore une question de rationalité, car c’est défendre une autre répartition des activités économiques pour créer un bénéfice à la fois social, écologique et économique. Il faut alerter les responsables politiques sur ces liens !
Après tant d’années à côtoyer le cynisme mais aussi les mauvaises nouvelles sur le plan écologique, parvenez-vous encore à être optimiste ?
J’ai cette espèce de foudre de la conscience qui me fait prendre un peu de recul par rapport à notre époque, et je pense que jamais dans l’histoire la décision publique n’a été éclairée d’autant de connaissances. Pourtant, vous voyez que ça n’impacte pas le réel : on continue malgré tout à protéger les intérêts des industriels qui sont des prédateurs de la nature et de notre avenir. Je le dis franchement : les seuls responsables de ce qui arrive aux océans et aux mers, ce sont les décideurs politiques. Leur rôle est de juguler le pouvoir de destruction des industries, d’être étanches aux diktats des lobbys et des industriels qui se comportent comme des envahisseurs. Au nom de la maximisation des profits individuels, ils mettent le collectif en péril de mort. C’est tout simplement de la folie.
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