Dans la Manche, les cétacés sur écoute

Pour comprendre comment le trafic maritime et les chantiers navals gênent ces mammifères, des chercheurs en acoustique sous-marine sondent les bruits des océans.

Hugo Boursier  • 19 juillet 2023 abonné·es
Dans la Manche, les cétacés sur écoute
L'hydrophone, équipé de deux micros, qui enregistrera les bruits sous-marins, pendant 4 mois. Il sera remonté pour récupération des données, avant d'être replacé.
© Hugo Boursier

Les vagues qui s’étirent sur le sable. L’écume calmement balayée par le vent. Ces bruits sont ceux des milliers de vidéos disponibles sur Internet censées donner à entendre l’océan. Des contenus créés pour se détendre. La fameuse relaxation du ressac. Mais ces enregistrements restent incomplets pour décrire l’environnement sonore du milieu aquatique. Il manque tout un panel de sons. La turbine sourde et continue des supertankers. Le raclement des chalutiers. Le battage de pieux des futures éoliennes offshore. Le répit semble tout de suite moins évident. Cette pollution sonore, intensifiée par un trafic maritime qui double tous les vingt ans, est telle qu’elle parvient à camoufler le crépitement des crevettes, le cliquetis des dauphins ou le doux chant des baleines. Des espèces qui souffrent de ces bruits anthropiques.

Tenter de comprendre comment ces animaux marins agissent en fonction de l’activité humaine, c’est l’un des enjeux de la recherche en acoustique sous-marine. Ce travail est fondé sur le recueil de tous les bruits enregistrés par des hydrophones déposés au fond de l’eau. Une mission à laquelle s’attellent, en ce dernier mardi de juin, les scientifiques du Shom, le Service hydrographique et océanique de la Marine, et ceux de l’Entsa Bretagne, l’école d’ingénieurs experte du monde marin. Ils sont accompagnés par Benjamin Guichard, délégué à la mer pour l’Office français de la biodiversité, et l’équipe de passionnés du groupe d’étude des cétacés du Cotentin, le Gecc. C’est d’ailleurs sur le bateau de l’association, un Targa 27.1 de neuf mètres baptisé Targazh (matou, en breton), que l’expédition du jour est prévue.


Ci-dessus, l’équipe du Shom prépare le trépied équipé de deux micros, qui reposera quatre mois au fond de l’océan. Ci-dessous, Gérard Mauger, président du Gecc et capitaine du Targazh. (Photos : Hugo Boursier.)

Banque de sons

Au port de Diélette, dans la Manche, à quelques centaines de mètres de l’EPR de Flamanville, l’équipe du Shom s’essaie à une étrange chorégraphie. Debout, les deux mains près du corps, Olivier mime les gestes qu’il devra réaliser sous l’eau. « J’ai pensé à la manip’ toute la nuit », glisse-t-il en souriant, les traits un peu tirés. Le plongeur veut limiter les efforts sous la surface. Devant le camion, il fait les cent pas et tourne autour du trépied sur lequel deux micros sont fixés. Le dispositif d’une quarantaine de kilos est lesté par trois grandes chaînes. Il doit reposer quatre mois sur les fonds marins, avant d’être remonté à la surface pour pouvoir récupérer les données. Puis il sera immergé à nouveau.

« C’est le premier jour d’un projet qui va durer deux ans et demi, s’enthousiasme Gérard Mauger, le président du Gecc et capitaine du Targazh, aujourd’hui. Le but : créer une banque de sons pour dresser un état des lieux des bruits ambiants et comprendre la manière dont ils perturbent les espèces », explique-t-il, les cheveux grisonnants sur ses lunettes aux montures noires.

Les clics de dauphins se confondent avec les crépitements des crevettes.

Mathieu, étudiant Ensta Bretagne

Ce passionné de cétacés organise des observations en mer depuis de nombreuses années. Plusieurs centaines de grands dauphins résident dans le secteur. Toujours à l’affût, Gérard Mauger ne s’éloigne jamais de son appareil photo, équipé d’un long objectif couleur camouflage. À côté de lui, Benjamin Guichard prodigue quelques conseils. « Il faut regarder un peu en dessous de l’horizon et essayer de repérer un mouvement de nageoires », explique-t-il, alors que le bateau commence à s’éloigner du port. Aucun cétacé en vue. Mais, sur le pont, toute l’équipe sait que les grands bestiaux se font plus discrets à la surface que sous l’eau. « Beaucoup d’études montrent qu’il y a plus de chances d’entendre des mammifères que de les voir », explique Maëlle, de l’Entsa. Et pour cause : ce sont de vrais bavards.

À côté de la chercheuse, Mathieu, étudiant à l’Ensta Bretagne, précise : « Tous les odontocètes, c’est-à-dire les cétacés à dents comme le dauphin, le cachalot, le globicéphale, font des clics pour sonder leur environnement. Ils émettent un son et ce qui revient leur permet de distinguer les reliefs. Pour communiquer entre chaque espèce, ils produisent des sortes de sifflements. Du côté des mysticètes, comme les grandes baleines ou les rorquals communs, qui sont très présents en Méditerranée, les vocalisations servent davantage à l’accouplement. Les mâles chantent pour attirer les femelles. »

« C’est très personnel, un son »

Tous ces bruits sont captés par les hydrophones et permettent de répertorier la présence d’espèces dans un secteur donné. Ce qui peut parfois surprendre même les habitués des océans. « J’ai travaillé avec des pêcheurs à qui je proposais de placer des micros sur leurs filets. L’un d’eux me confiait qu’il ne voyait aucun animal de la journée. Mais quand on regarde les données, il y a des sons tout le temps. En fait, le bateau est entouré de dauphins », décrit-il alors que le Targazh s’approche lentement de la zone de largage de l’hydrophone.

Un spectrogramme, représentation temps-fréquence du son, sur l’axe des X, le temps qui défile, et sur l’axe des Y, les fréquences de la plus basse (sons graves) vers la plus haute (sons aigus).
Un son marin capté par un hydrophone, où l’on entend des dauphins communs.

« Regarder » les données, et non pas « écouter » les enregistrements ? « Nous travaillons énormément sur l’image. Nous traduisons les sons par des spectrogrammes qui représentent le temps d’un bruit et sa fréquence. Certaines espèces peuvent être reconnues parce qu’elles ont des motifs typiques », explique Maëlle. En tout, près de 40 000 heures de bruits qu’un humain peut difficilement écouter. La besogne est donc confiée à un algorithme. « On visualise les sons plus qu’on ne les entend », philosophe Mathieu, frustré de ne pas pouvoir toujours reconnaître les voix du vivant. « Les clics de dauphins se confondent avec les crépitements des crevettes. Parfois, je vois un son que d’autres ne voient pas. C’est très personnel, un son », confie-t-il, esquissant une histoire intime des espèces qui peuplent les océans. À cause de fréquences trop basses ou trop élevées, il y a tout un brouhaha que nous, humains, n’entendons pas.

Océans sons acoustique
Océans sons acoustique
Océans sons acoustique

Le tripode est largué du Targazh pour rejoindre le fond, où les plongeurs vérifieront qu’il est bien positionné. (Photos : Hugo Boursier.)

Le Targazh est arrivé sur zone. La profondeur est estimée à un peu plus de 20 mètres. Plus que prévu. Le vent est calme, mais le bateau dévie rapidement. Les courants importants laissent planer une légère appréhension chez Olivier et Benjamin Guichard, qui s’équipent pour leur virée sous l’eau. « L’hydrophone doit être posé sur un sol plat et sans trop de sable pour éviter qu’il soit arraché par un chalutier. » La pression redescend quand Mathieu raconte cette histoire de microphone installé sur l’île d’Ouessant, au large du Finistère, qui a été retrouvé, des mois plus tard, sur la côte allemande. La concentration revient. Les deux plongeurs montent dans le zodiac qui suivait le Targazh. L’équipe du Shom commence à déverrouiller les chaînes qui retiennent le tripode, placé à la poupe. Le dispositif plonge lentement dans l’eau – en quelques secondes, il devient impossible à suivre. Les plongeurs basculent en arrière et s’échappent sous la surface.

Un son marin capté par un hydrophone, où l’on entend des dauphins communs.

Sonars mortels

Pendant ce temps, Benjamin Ollivier, l’un des deux ingénieurs du Shom, raconte à quel point l’acoustique sous-marine est liée à l’univers de la défense. Lui travaille sur la transposition en France d’une directive européenne qui vise à évaluer le bon état écologique des eaux. Mais le Shom œuvre aussi avec le ministère des Armées, sous la tutelle duquel il est placé. Si l’univers de la défense se doit d’être le plus discret possible dans les océans, notamment pour ne pas être détecté par un navire ennemi, il se fait parfois particulièrement bruyant. Et nocif pour les espèces.

Le sonar provoque des lésions, voire des pertes définitives d’audition chez les cétacés.

Les échouages se sont multipliés au rythme des exercices militaires et de l’utilisation du sonar. Cet appareil fait partie des bruits les plus dangereux pour les cétacés, chez lesquels il provoque des lésions voire des pertes définitives d’audition. Son bruit dit « impulsif » se mélange au bruit « continu » du trafic maritime. Désorientés voire blessés, des cétacés sont contraints de fuir leur environnement, au péril de leur vie. Derrière la très médiatisée pollution des océans due au plastique, les bruits des humains, moins connus du grand public, perturbent continuellement des espèces entières. Plusieurs solutions sont avancées : réduire la vitesse des transporteurs ou le bruit des hélices. Une lenteur nécessaire que les impératifs de la mondialisation rendent improbable.

Les plongeurs remontent à la surface et reviennent au bateau. À cause des courants, le tripode a dû être remis dans l’axe. La mauvaise visibilité sous l’eau a rendu difficiles les manœuvres pour poser les chaînes. Mais le micro est bien en place. « Ça devrait fonctionner. On le saura dans quatre mois ! », lance Maëlle. Les cétacés au large du port de Diélette pourront bientôt être entendus.

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