Refus d’obtempérer : quand la police tue

Au moins 21 personnes ont été tuées depuis 2020 lors d’un contrôle routier, au motif du « refus d’obtempérer », jusqu’à ce funeste 27 juin 2023, à Nanterre. Basta! les a recensées dans une base de données qui contribue à rendre visibles celles sur lesquelles il faudrait, au moins, s’interroger sans accorder un blanc-seing aux policiers dans leur action.

Ivan du Roy  et  Ludovic Simbille  • 5 juillet 2023 abonnés
Refus d’obtempérer : quand la police tue
Marche blanche pour Nahel, le 29 juin 2023 à Nanterre.
© Maxime Sirvins

Enquête réalisée en partenariat avec Basta!


2020-2023. Olivio, Nathalie, Souheil, Jean-Paul, Fadjigui, Boubacar, Rayana, Omar, Rihanne, Adam… Leur point commun ? Comme Nahel, ils et elles ont été tué·es par des policiers ou des gendarmes lors d’un contrôle routier, au motif du « refus d’obtempérer ». Au moins 21 personnes (1) sont mortes dans ces circonstances depuis 2020 – année de l’arrivée de Gérald Darmanin à la tête du ministère de l’Intérieur –, jusqu’à ce funeste 27 juin 2023, à Nanterre. En quinze ans, de 2002 à 2017, 17 personnes ont trouvé la mort à la suite d’un refus d’obtempérer, contre 32 depuis 2017.

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Dans la présentation qui suit, ne figurent pas les affaires dont nous avons eu connaissance mais pour lesquelles nous ne connaissons pas au moins le prénom des personnes tuées.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi controversée sur les conditions de légitime défense des policiers, on dénombre ainsi cinq fois plus de victimes. Si l’on connaît leurs noms et leur nombre, c’est parce que nous recensons les interventions létales des forces de l’ordre depuis presque dix ans. Cette base de données permet de savoir combien de personnes décèdent du fait de l’action de la police ou de la gendarmerie, comment – d’un tir, d’un « malaise » ou d’un accident, par exemple – et dans quelles circonstances : la personne était-elle armée, s’agissait-il d’un simple contrôle d’identité ou d’une opération contre des suspects potentiellement dangereux, le décès a-t-il eu lieu pendant une arrestation ou lors d’une garde à vue, etc. (2) ?

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La base de données est accessible à l’adresse suivante : basta.media/webdocs/police

Il n’est pas de notre ressort de juger de la légitimité ou non de la réaction des agents et de la stricte proportionnalité du recours à la force dans tel ou tel contexte. C’est à la justice de le faire quand des plaintes sont déposées et que la légalité de l’usage de la force est contestée. Encore faut-il que des enquêtes rigoureuses soient menées pour s’approcher au plus près de la vérité. Encore trop souvent, la version des policiers impliqués est contredite par celle des témoins, voire par des images vidéo. Le drame qui a frappé Nahel, sa famille et ses proches l’illustre une fois de plus. Les premiers récits livrés par les agents assermentés ont largement été mis en doute par la diffusion d’images de la scène. Combien d’affaires de ce type et depuis combien de décennies ?

Encore trop souvent, la version des policiers impliqués est contredite par celle des témoins, voire par des images vidéo.

Notre base de données contribue à rendre visibles celles sur lesquelles il faudrait, au moins, s’interroger sans accorder un blanc-seing aux policiers dans leur action. Or sur ce sujet, pouvoirs et contre-pouvoirs dysfonctionnent depuis trop longtemps. La corporation policière semble incapable de réaliser son mea culpa, certains syndicats sombrant même dans une irresponsable surenchère, en particulier vis-à-vis des jeunes racisés des quartiers populaires. Par ignorance, mépris ou paresse, de nombreux politiques s’enferment dans le déni et refusent d’agir. Pour les mêmes raisons, nombre de médias prennent trop souvent la seule version policière pour argent comptant, sans chercher à la vérifier. Quant à la justice, elle peine à trouver sa voie, coincée entre les réticences d’une police censée mener les enquêtes qui lui permettront de trancher et une volonté politique qui fait défaut. Ce sont aussi ces dysfonctionnements qui ont contribué à enflammer de nombreux quartiers.

Sur le même sujet : Morts suite à un tir policier : des chiffres records en 2021 et 2022

2020

17 octobre 2020, Poissy, Yvelines (78)

Olivio Gomes, 28 ans

Sur le périphérique parisien, une patrouille de la BAC tente de contrôler une Clio qui commet quelques embardées. La patrouille suit la voiture jusqu’à Poissy, où celle-ci, occupée par trois passagers, s’immobilise sur un parking. Le conducteur aurait alors redémarré, « mettant en danger » un policier qui s’approchait. Les passagers affirment que le conducteur voulait avancer pour pouvoir ouvrir la portière bloquée par le véhicule de la BAC, stationné à côté. L’un des agents ouvre le feu et tue Olivio de trois balles dans l’épaule et l’omoplate. L’IGPN est saisie. La version des agents est remise en cause par les expertises balistiques. Le parquet met en examen le policier pour « homicide volontaire ».


2021

11 janvier, Bayonne, Pyrénées-Atlantiques (64)

Nathalie Florès, 37 ans

Vers 1 heure du matin, des policiers tentent de contrôler une voiture « zigzagant » sur la chaussée. Selon leur version, la conductrice aurait refusé de s’arrêter, puis aurait foncé sur les agents en percutant l’un d’eux, sans le blesser. Son collègue ouvre le feu à trois reprises et touche mortellement Nathalie Florès, qui décède à l’hôpital. L’auteur des coups de feu est placé en garde à vue. Les premiers éléments de l’enquête de l’IGPN assurent que l’ouverture du feu s’est faite « dans les conditions d’absolue nécessité et de proportionnalité requises ».

5 juillet 2021, Bossey, Haute-Savoie (74)

Aziz (nom inconnu), 27 ans

Vers 4 heures, deux gendarmes, prévenus par une société de sécurité privée, interviennent sur un parking où deux hommes sont suspectés de vols de motos. L’un d’eux monte dans un camion et démarre. Les gendarmes ouvrent le feu à neuf reprises et tuent le conducteur, Aziz, d’une balle. Les gendarmes invoquent la légitime défense. Cette version est contredite par un témoin qui assure que les gendarmes n’étaient pas en danger. La famille porte plainte pour « homicide volontaire ».

4 août 2021, Marseille, Bouches-du-Rhône (13)

Souheil El Khalfaoui 19 ans

Vers 18 h 30, trois policiers contrôlent les passagers d’un véhicule à l’arrêt, signalé comme s’étant soustrait à un contrôle la veille. Le conducteur, qui n’a pas de permis, entame une marche arrière. Un policier stagiaire ouvre le feu et tue Souheil d’une balle dans le thorax. La police invoque la légitime défense au motif qu’un de leurs collègues a été renversé puis traîné par la voiture. Plusieurs témoins affirment qu’« aucun des policiers n’était dans le champ » du véhicule et que l’agent qui aurait été heurté se tenait debout, « hors de danger ». La famille du défunt porte plainte pour « homicide volontaire » et « omission de porter secours à personne en péril », et contre l’IGPN pour « obstruction de la manifestation de la vérité ». Plusieurs vidéos de la scène ont disparu et des témoins n’ont pas été auditionnés. L’enquête est rouverte par le parquet.


2022

26 mars 2022, Sevran, Seine-Saint-Denis (93)

Jean-Paul Benjamin, 33 ans

Vers midi, une équipe de la BAC tente de contrôler une camionnette signalée comme volée. L’un des agents, en civil et sans brassard, s’avance seul, arme à la main, au niveau de la portière du conducteur. Après avoir cassé la vitre, il ouvre le feu et tue d’une balle dans le cœur Jean-Paul Benjamin, livreur pour Amazon. Le véhicule hors de contrôle s’encastre sur les voitures devant lui. Le policier évoque un tir accidentel puis met en avant la légitime défense. Lors du tir, « aucun danger apparent n’est visible sur la vidéo à ce moment précis », relèvent les enquêteurs, enregistrements vidéo à l’appui. L’auteur du coup de feu mortel est mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, par personne dépositaire de l’autorité publique et avec arme ».

24 avril 2022, Paris (75)

Fadjigui, 25 ans et Boubacar, 31 ans (noms inconnus) 

Près de la préfecture de police, cinq policiers contrôlent un véhicule. À la vue des agents, le conducteur, garé à contresens sur le quai des Orfèvres, démarre. Une brigadière, agrippée à la portière, court à côté sur quelques mètres. Muni d’un fusil d’assaut, son collègue ouvre le feu à dix reprises. Fadjigui, le conducteur est tué sur le coup d’un tir à la tête. Son frère, Boubacar, passager à l’avant, est mortellement atteint au thorax. Le policier invoque la légitime défense. Une version mise à mal par des témoins et par l’expertise balistique : les balles mortelles ont été tirées dans le dos des victimes. La sœur des deux défunts porte plainte pour « homicide volontaire ». L’auteur des coups de feu est mis en examen.

4 juin 2022, Paris (75)

Rayana, 21 ans

Au petit matin, une équipe de police à vélo tente de contrôler un véhicule pour non-port de ceinture, dans le 18e arrondissement. Selon la version officielle, le conducteur refuse de s’arrêter et fonce en direction des policiers. Ces derniers ouvrent le feu à neuf reprises et tuent la passagère, Rayana, d’une balle dans la tête. Plusieurs témoins affirment qu’il n’y avait plus de danger au moment du tir. Une information judiciaire est ouverte pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». La famille de Rayana porte plainte contre le conducteur, blessé par balle, et les policiers pour « homicide involontaire ».

14 juin 2022, Nice, Alpes-Maritimes (06)

Omar ElKhouli, 35 ans

La police aux frontières met en place un barrage pour contrôler un véhicule signalé comme transportant des personnes en situation irrégulière. Le conducteur d’une camionnette frigorifique refuse de s’arrêter. Un brigadier ouvre le feu à quatre reprises. Une course-poursuite s’engage et se termine au quartier des Moulins à Nice. Un passager, Omar Elkhouli, touché d’une balle dans la tête, meurt le lendemain à l’hôpital. En France depuis treize ans, cet ouvrier du BTP, de nationalité égyptienne, était parti en Italie pour obtenir un titre de séjour.

7 juillet 2022, Grenoble, Isère (38)

Deniz Karatas, 24 ans

Vers 18 heures, un équipage de la BAC repère deux hommes en scooter, dont le passager est muni d’une arme automatique, selon le récit des policiers. L’homme les aurait mis en joue, l’un des agents de la BAC ouvre le feu et tue le conducteur, Deniz Karatas, d’une balle dans la tête. Une enquête est menée par l’IGPN pour déterminer la légitimité des tirs policiers. La famille du défunt porte plainte pour « homicide volontaire ».

18 août 2022, Vénissieux, Rhône (69)

Rihanne S., 26 ans et Adam B., 20 ans

Vers minuit, une patrouille tente de contrôler une voiture, signalée comme volée, stationnée sur le parking d’un centre commercial. Selon la version policière, le conducteur tente de prendre la fuite en redémarrant, percutant un policier qui est projeté sur le capot. Ce dernier ouvre le feu à huit reprises et l’un de ses collègues à trois reprises. Au volant, Rihanne, originaire d’Annecy, est atteint de plusieurs balles dont une dans la tête. Il décède le lendemain à l’hôpital Lyon Sud. Adam, Lyonnais, atteint d’une balle dans le thorax, décède sur le coup. Le parquet de Lyon s’oriente vers la légitime défense, version contredite par deux témoins. Les deux policiers sont placés en garde à vue puis relâchés.

29 août 2022, Neuville-en-Ferrain, Nord (59)

Amine Leknoune, 23 ans

Vers 3 heures du matin, des policiers tentent de contrôler une voiture aux feux éteints, portant de fausses plaques d’immatriculation. Le conducteur aurait alors démarré brusquement. Un policier réussit à ouvrir la portière, ouvre le feu et tue Amine Leknoune, originaire de Roubaix, d’une balle dans les côtes. L’auteur du coup de feu invoque la légitime défense assurant « qu’il n’y avait pas d’échappatoire » au mouvement « extrêmement violent » du véhicule. L’IGPN est saisie. L’agent est mis en examen pour « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».

7 septembre 2022, Nice, Alpes-Maritimes (06)

Zyed Bensaïd, 24 ans

Vers 16 h 30, une patrouille de la sécurité routière repère un SUV roulant à vive allure, « zigzaguant dangereusement » avant d’être bloqué par les embouteillages. Les agents s’approchent, arme à la main. Le conducteur refuse de descendre du véhicule et démarre. Une course-poursuite s’engage avant que le SUV, qui s’avérera volé, fasse demi-tour puis percute le véhicule de police. L’un des fonctionnaires sort de sa voiture et fait feu, tuant Zyed Bensaïd d’une balle dans le thorax. Le tireur invoque la légitime défense. Des images de vidéosurveillance remettent en cause la version policière. Le policier est mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».

14 octobre 2022, Paris (75)

Amine Belmiloud, 32 ans

Vers 19 heures, des policiers tentent de contrôler le conducteur d’une Clio pour un défaut d’assurance et une erreur de clignotant. L’homme au volant se retrouve coincé dans une contre-allée, cours de Vincennes. Selon la police, il aurait alors redémarré en direction des fonctionnaires qui, descendus de leur véhicule, le mettent en joue. Ceux-ci ouvrent le feu à trois reprises et tuent Amine d’une balle dans le dos. Plusieurs témoins affirment que ce ressortissant algérien, diplômé d’ingénierie civile, ne se dirigeait pas vers les agents et roulait « doucement ». L’IGPN est saisie. Le policier stagiaire auteur du coup de feu mortel, est mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », avec interdiction d’exercer.


2023

4 juin 2023, Saint-Yrieix-sur-Charente (16)

Alhoussein Camara, 19 ans

Vers 4 h 30 du matin, des policiers tentent de contrôler une voiture « qui zigzaguait » sur une avenue d’Angoulême. Une course-poursuite s’engage jusqu’à ce que le conducteur s’immobilise à un feu de circulation, puis, alors que les agents s’approchent, entame une marche arrière avant de « repartir en avant ». Un policier, « touché aux jambes lors de cette manœuvre », tire une balle dans le thorax d’Alhoussein Camara, qui décède malgré l’arrivée des secours. Une enquête est ouverte par l’IGPN sur l’usage de l’arme de service par le policier. Placé en garde à vue, ce dernier assure avoir agi en état de légitime défense. Une marche blanche est organisée par la famille, qui dépose plainte pour « homicide volontaire ». L’agent est mis en examen.

27 juin 2023, Nanterre, Hauts-de-Seine (92)

Nahel M., 17 ans

À 8 h 18, deux motards de la police contrôlent une voiture occupée par trois personnes, dont deux mineurs. L’un des policiers, accoudé sur la vitre du conducteur, menace, arme à la main, de tirer une balle dans la tête du conducteur. « Shoote-le », semble lancer son collègue. Au volant, Nahel, âgé de 17 ans, redémarre. Le policier tire à bout portant une balle dans le thorax. Le véhicule s’encastre quelques mètres plus loin. Nahel décède une heure plus tard malgré l’intervention des secours. Les policiers affirment que le véhicule leur fonçait dessus. Une vidéo de la scène diffusée sur les réseaux sociaux dément cette version. L’auteur du coup de feu était sur le côté de la voiture au moment où celle-ci redémarre. L’IGPN mène une enquête sur l’usage de l’arme de service. Deux plaintes sont déposées par la famille. L’une pour « homicide volontaire et complicité d’homicide », l’autre pour « faux en écriture publique ». Mis en examen pour « homicide volontaire », le fonctionnaire est placé en détention provisoire. Une marche blanche est organisée. Le drame déclenche la révolte d’habitants de banlieues dans toute la France.


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