La révolution par l’assiette
En 2025, Épinal compte distribuer 100 % de repas issus de l’agriculture biologique locale dans les écoles et les Ehpad. Une ambition dont la ville a fait un des socles de sa mutation écologique et sociale.
Cet article est issu de notre nouveau hors-série : « Dessine-moi l’école publique ». Un numéro exceptionnel de 52 pages, à découvrir en kiosque et sur notre boutique en ligne !
« Alors, c’est bon, à la cantine ?
– Ouiiiii !
– Meilleur que le McDo ?
– Ouiiiii ! »
Les cinq gosses ignorent probablement qu’il s’agit du maire, ce monsieur bien mis qui approche prudemment ses souliers cirés de leur rectangle de terre. Quoi qu’il en soit, nul besoin de lui complaire : on mange « trop bien pour de vrai » à la cantine de la Quarante-Semaine. Parvenir au centre de loisirs, niché à flanc de forêt vosgienne dans le vert tendre du printemps, c’est déjà une mise en appétit. Patrick Nardin avait prévu de rester trois quarts d’heure, il a doublé la dose. Le directeur des services généraux patientera.
Ici, on bêche, sème, récolte, mange et composte.
C’est classe nature, ce jeudi, pour les CP-CE1 de Sylvie Chevalier. « De la terre à l’assiette » : le parcours préparé par l’institutrice et l’équipe d’animation colle à la vocation du lieu. « Ici, on bêche, sème, récolte, mange et composte », présente Hervé Didier, directeur.Au milieu du rectangle boueux, ça pioche des cratères avec ardeur, avec de vrais outils de jardinage. « On cherche des vers de terre pour les poules ! » Les élèves pourront raconter que leurs excavations de fourmis ont contribué à creuser le bassin de la future mare pédagogique. « Avec filtration naturelle, biodiversité, et tout et tout », vante Mickaël Dufays, animateur jardinage. Poireaux, oignons, carottes, maïs, tomates « cœur-de-bœuf », pois nains, pommes de terre – et zéro intrant chimique. Dans la planche des topinambours, un petit groupe appliqué retire délicatement les « mauvaises » herbes avec deux doigts. Une dizaine de pieds de rhubarbe rutilants s’étalent sur une butte. « Qui vient m’aider à repiquer les derniers fraisiers ? » Mickaël Dufays canalise les enthousiasmes. « Regarde, tu l’as mis la tête à l’envers. »
Avantages en cascade
Patrick Nardin voit au-delà de ces audaces agronomiques quand il décrit la Quarante-Semaine comme un « lieu d’expérimentation destiné à sensibiliser les enfants aux enjeux de l’époque. Nous voulons bâtir la ville de demain ». La rive droite de la Moselle, qui traverse Épinal, est presque intégralement desservie par une chaufferie à biomasse. L’investissement dans l’éducation, l’aménagement du temps scolaire et l’animation périscolaire est un étendard depuis les mandatures de Philippe Séguin, ombre tutélaire d’Épinal. Et, en 2019, la municipalité lance un « projet alimentaire territorial » : denrées produites à proximité et bio, circuits courts, installation de jeunes en agriculture et dans la transformation alimentaire, redynamisation économique du territoire, etc.
Au cœur de la mécanique, la mutation de l’alimentation scolaire. La prestation est actuellement entre les mains d’Elior. Le poids lourd de la restauration collective en France gère l’imposante cuisine centrale d’Épinal, capable de délivrer jusqu’à 4 000 repas par jour. La ville, qui compte 34 000 habitant·es, n’en absorbe que le tiers dans ses écoles et ses maisons de retraite. En 2017, à l’échéance du contrat, Elior l’a emporté à nouveau pour deux ans, mais sur un cahier des charges fortement remanié : la municipalité impose 75 % d’approvisionnements locaux (dans un rayon de 50 kilomètres de la ville), et les repas devront être cuisinés sur place – l’équipement précédent ne permettait que d’assembler des ingrédients industriels déjà préparés. « J’en avais assez des fraises en hiver ! », peste le maire, qui déroule la cascade d’avantages attendus de cette conversion : combattre la malbouffe, réduire l’empreinte carbone, diminuer le gaspillage alimentaire, améliorer la santé des enfants, les ouvrir à la connaissance des produits, de leur origine, et de la nature où ils ont poussé. Il s’agit aussi de cheminer vers le 100 % bio. Patrick Nardin parle d’un « bras de fer » avec Elior, « pour imposer nos exigences ».
Nous approchons des 60 % de bio, c’est déjà beaucoup mieux que l’objectif de la loi Égalim.
Épinal accueille pendant dix-huit mois une étudiante en formation « cheffe de projet alimentation durable » à l’université de Nice (lire encadré), afin d’évaluer les conditions nécessaires à la réalisation de l’ambition de la municipalité. Le savoir-faire de l’école d’horticulture locale et de l’association Bio en Grand Est est sollicité. Le maire est optimiste après sa rencontre avec le Groupement des agriculteurs bio des Vosges : « À l’exception du poisson, nos besoins pourraient être couverts par les productrices et les producteurs des -environs. » En 2022, Elior, seul candidat, est reconduit pour assurer la restauration collective. Mais le cahier des charges est une nouvelle fois monté en exigences : il faut s’en tenir aux produits de saison, et accroître la proportion de bio. « Nous approchons déjà 60 %, c’est beaucoup mieux que l’objectif de la loi Égalim (1) », souligne Patrick Nardin.
Depuis le 1er janvier 2022, la restauration collective publique doit proposer au moins 50 % de produits durables et de qualité, dont au moins 20 % en bio.
La majeure partie des approvisionnements proviennent d’horizons divers, mais c’est en train d’évoluer. Épinal, qui affiche fièrement ses quatre fleurs au label « Villes et villages fleuris », entretient un important service « cadre de vie » doté de serres et d’une vaste parcelle horticole. Les végétaux d’ornement y ont laissé place à 0,8 hectare de légumes bio. Il y a un an, la ville a embauché Jean-Pierre Finot, maraîcher chevronné, pour en conduire la production. Lui aussi s’enthousiasme pour le projet et le défi pédagogique. « On accueille volontiers des enfants, pour leur apprendre à semer, par exemple. Et leur expliquer parfois que, non, les œufs ne proviennent pas du frigo, pas plus que les haricots de la boîte de conserve. » Les planches de Jean-Pierre Finot ont livré près de quatre tonnes de légumes la saison dernière, et en circuit ultracourt : le « client », c’est la Quarante-Semaine, à dix minutes de la parcelle. Car, depuis septembre 2022, le centre de loisirs est passé à la vitesse supérieure, promu laboratoire du projet alimentaire territorial. « Nous voulions du concret tout de suite, sans attendre d’avoir les moyens de faire basculer toute la restauration collective », précise Julie Scherrer, qui porte la responsabilité du projet.
La petite commune des Alpes-Maritimes (10 400 habitant·es) est un modèle pour celles qui s’engagent dans la mutation de leur restauration scolaire. Mouans-Sartoux a créé la première régie municipale agricole de France en 2008. Les 1 200 repas servis chaque jour dans les cantines des maternelles et des écoles sont cuisinés sur place avec 100 % de produits bio, locaux et de saison. Le collège (géré par le département) a rejoint le club en 2019, sous l’impulsion d’élèves issus des classes primaires. Le PLU protège 112 hectares de terres agricoles (contre 40 en 2012), et bientôt 170 hectares, pour installer de jeunes maraîchers et assurer l’autonomie théorique en légumes de la commune. La Maison de l’éducation à l’alimentation durable (MEAD), véritable pôle d’animation, rayonne bien au-delà de Mouans-Sartoux : actions auprès des familles, études de coût (ce n’est pas plus cher), travaux de recherche, observatoire, réseau local et national. La ville a eu à cœur de faire essaimer son expérience, inspirant une dizaine de collectivités en France et plusieurs projets en Europe. Mouans-Sartoux est aussi à l’origine du diplôme universitaire « Chef de projet alimentation durable – option collectivités territoriales ». En six ans, il a déjà formé 110 personnes à l’université de Nice. P. P.
La ville a investi 180 000 euros pour équiper le centre d’une cuisine de -collectivité. Patrick Lambolez, long CV de cuisinier dont un trois-étoiles au compteur, a été embauché l’an dernier aux fourneaux. « Et moi j’ai harcelé ma direction pour être affectée à sa brigade, raconte Sylvie Hacquin, employée à la Quarante-Semaine. J’en avais marre d’ouvrir des barquettes Elior pour les mettre à réchauffer ! C’est plus de boulot aujourd’hui, mais j’ai retrouvé le sourire. » Idem pour Céline Ferry, ex-agente d’entretien, qui confesse elle aussi en avoir bavé au début. « J’avais tout à apprendre. D’autant plus qu’à la maison c’était de la boîte et du congelé. Mais j’ai tout changé depuis, et les enfants se battent pour m’aider en cuisine. » L’irruption des légumes frais dans l’assiette.
Hamburger fait maison
Et le test se déroule à chaque déjeuner, au centre de loisirs. La classe de Sylvie Chevalier grignote avec entrain ses crudités : radis, céleri, concombre, carottes, « que les enfants avaient eux-mêmes épluchés et découpés le matin, ça joue ! », souligne-t-elle. Pour le plat chaud, zéro risque ce jour-là : c’est hamburger et pommes de terre sautées. « Mais rien à voir avec la fast-food !, devance Patrick Lambolez. La viande vient d’un abattoir local, et c’est du bio. Comme les légumes, même si une partie seulement provient du jardin pédagogique. Et tout est fait maison – y compris pain rond, ketchup et sauce tartare. » La palme à la rhubarbe de la tarte : elle n’aura parcouru qu’une vingtaine de mètres « de la terre à l’assiette ».Les portions servies sont raisonnables : il suffit de demander si l’on veut du rab. Les restes seront réutilisés quand c’est possible. Les déchets alimentaires ont bien diminué en volume, et les poules, les lapins ou le compost se chargent de les recycler. Les apprentissages jardinier et gustatif des enfants percolent à la maison, réhabilitant le céleri-rave, la courge et même le chou de Bruxelles.
Depuis septembre 2022, la Quarante-Semaine produit soixante-dix repas par jour. « C’est autant qui sont soustraits à Elior, qui ne cuisine plus jamais pour nous les mercredis et lors des vacances », se réjouit Patrick Nardin, en mode reconquête. En semaine, le centre nourrit les classes nature ainsi que les élèves de l’école élémentaire de la Loge blanche voisine, qui débarquent à l’heure du déjeuner.Et c’est l’engouement. « Bien-être des enfants, alimentation de qualité, santé, environnement, c’est un projet extrêmement fédérateur », se félicite Julie Scherrer. Des collectivités viennent s’informer. « Et nous sommes obligés de refuser des classes nature, confie Hervé Didier, directeur. On va s’organiser de manière à en recevoir deux par jour à partir de septembre. » Pour atteindre l’autosuffisance en légumes et en fruits, bio et locaux, pour les vingt-deux cantines scolaires et les trois maisons de retraite communales, il faudrait 6 hectares de cultures. Une serre de quelque 1 200 mètres carrés est prête à entrer en service sur la parcelle horticole de la ville, qui convoite en complément des terres voisines. Et le PLU de la commune vient d’être modifié afin d’élargir les zones réservées à l’agriculture, avec le projet d’installer de jeunes maraîchers sur 4 hectares supplémentaires.
Prix, qualité, goût
Le céleri-rave, la courge et même le chou de Bruxelles sont réhabilités.
La cuisine de la Quarante-Semaine -pourra fournir jusqu’à cent cinquante repas par jour. Mais il en faudrait à terme dix fois plus pour atteindre l’objectif du projet alimentaire territorial. La ville s’interroge : s’il semble pertinent de convertir la cuisine centrale à cette ambition, l’équipement reste surdimensionné. Sauf si Épinal articule son projet alimentaire territorial avec celui de l’agglomération, qui compte 78 communes. De la régie maraîchère à une régie alimentaire totale, qui inclurait l’activité cuisine : c’est un divorce définitif qui se profile avec Elior, dont le contrat en cours arrive à échéance fin 2024. « À terme, il s’agira de regarder ce que la terre nous donne, selon les saisons, afin d’élaborer les menus en conséquence, à rebours de la logique industrielle actuelle », projette Patrick Nardin. Avec l’espoir de sanctuariser, dans la mesure du possible, la grille des prix appliquée aux familles : entre 1,90 euro et 6 euros, selon le quotient familial, pour un coût de revient de 12 euros pour la collectivité. « Prix, qualité, goût : on voit des enfants revenir à la cantine », se réjouit le maire. Mouans-Sartoux, pionnière en matière de conversion de ses cantines (lire encadré), compte autant d’enfants inscrits à la cantine qu’Épinal pour une population trois fois moindre. La petite ville a mené une étude exhaustive sur le coût de sa restauration collective. « C’est bien moins onéreux qu’importer des légumes d’Andalousie par camion, et nous espérons bien faire la même démonstration ici ! », lance Patrick Nardin.