« Rien n’est dit », de Philippe Forest : un projet émancipateur
Philippe Forest dresse un plaidoyer pédagogique et combatif en faveur de la modernité à l’heure où la littérature se plie à l’industrie du divertissement.
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Rien n’est dit. Moderne après tout / Philippe Forest / Seuil / 460 pages / 23,50 euros.
Derrière ses allures savantes, le nouvel opus de Philippe Forest, Rien n’est dit. Moderne après tout, est un livre de combat. Combat discret, ne déclenchant aucun scandale, pas davantage de buzz, parce qu’il concerne la littérature dans ce qu’elle a d’essentiel. Il porte sur la modernité littéraire, dont il est utile de donner d’emblée une définition possible, ce que l’auteur fait lui-même dès les premières pages : « La parole moderne est une parole critique. Sa raison d’être consiste à mettre perpétuellement en crise tout discours positif, lui rappelant son envers d’ombre, les failles et les apories qui s’ouvrent au sein de toute conscience assurée d’elle-même afin de laisser deviner, derrière l’écran des certitudes communes, la profondeur d’une autre expérience du monde – expérience perplexe, inquiète, irréconciliée. »
Mais que pourrait donc être une littérature qui n’aurait qu’une seule dimension, lisse et plate comme un miroir ? Il suffit d’entrer dans une librairie et de regarder autour de soi : une très grande part de la production est de cet acabit. Dans nombre d’œuvres littéraires la langue n’est qu’un outil mis au service d’une histoire, comme un scénario amélioré. Au mieux, on tente de la rendre harmonieuse, « stylée », voire chantante quand il s’agit de poésie, un flux transparent sans opacité. Intrigues psychologiques et faits de société y dominent, dont les thèmes se distinguent mal de ceux qui peuplent les magazines. Et le ton dénonciateur ou critique du monde tel qu’il est décrit ne suffit pas à fonder une subversion. Les œuvres dites engagées sont souvent politiquement anodines parce que littérairement désarmées (et désarmantes).
De la modernité en littérature
Nous sommes dans le règne du « néo-naturalisme », comme le nomme Philippe Forest, qui écrit : « De plus en plus rares sont aujourd’hui les œuvres […] qui peuvent prétendre à une relative reconnaissance tout en ne se soumettant pas à l’impératif simple de ce que, conformément aux exigences du marché, l’on considère unanimement comme un “vrai roman”. » Autant dire que le livre de Philippe Forest nous paraît bienvenu. Ils sont peu nombreux – et pour cause –, les auteurs qui pourraient défendre la modernité en littérature, et qui le font en descendant dans l’arène. Forest est déjà intervenu dans certains débats. Il l’a fait notamment à propos de « la querelle du woke (1) » dans un livre scrupuleux qui n’épargne personne. Rien n’est dit n’a pas les atours du pamphlet. Au contraire, l’ouvrage a de grandes vertus pédagogiques, rendant claires des notions parfois complexes. Le livre peut ainsi aller avec profit entre toutes les mains, celles des étudiants comme celles des amateurs.
(1) Déconstruire, reconstruire, La querelle du woke, Gallimard, 2023.
Philippe Forest reprend en effet toutes les bases utiles, y compris le concept de mimesis, fondé par Aristote dans sa Poétique, selon lequel la vocation de l’art serait d’imiter et de donner une image du monde – conception universellement partagée jusqu’à aujourd’hui encore. Aristote, contrairement à Platon, n’y voit que des aspects positifs : la mimesis est une source de jouissance et de connaissance, et permet la catharsis. « D’où l’utilité morale, sociale, reconnue à la représentation – qui corrige les vices, guérit des passions en les donnant à voir sous la forme de fictions », rappelle Forest. Un « b.a.-ba » que certains préfèrent oublier. Ainsi – un exemple parmi d’autres – Caroline Fourest tweetant, alors que la révolte grondait dans les villes après le meurtre de Nahel : « Comment s’étonner d’émeutes dignes d’Athena [long métrage réalisé par Romain Gavras, NDLR] quand le cinéma qui influence la jeunesse cultive l’incendie depuis trente ans… » Affligeante rhétorique qu’utilisent les censeurs de tout poil.
D’une certaine façon, bien que contestant cette conception de l’art et de la littérature, la modernité en élargit la vision. C’est tout l’enjeu de l’irreprésentable qu’elle pose. Qui est aussi un « innommable », pour reprendre un titre beckettien. Ou, comme l’a écrit Valéry : « Le Beau implique des effets d’indicibilité, d’indescriptibilité, d’ineffabilité […]. La littérature essaye par des “mots” de créer l’“état du manque de mots”. » L’esthétique classique, relevant de la mimesis, autorisait une harmonie entre le monde et « l’œuvre qui l’exprime et en laquelle elle se réfléchit ». À l’inverse, l’esthétique moderne, et l’anti-mimesis qui la gouverne, débouche sur une « dysharmonie radicale » (Bataille) entre l’œuvre et le monde.
Pour bien déterminer ce dont il est question, Philippe Forest reprend l’historique du moderne en littérature. Mais son récit ne suit pas les canons académiques de cette histoire, qui fixent des ruptures et des antagonismes manichéens. L’auteur se défie de ce que Jacques Rancière a identifié comme une « fable exemplaire » à propos de la modernité dans les arts plastiques. Il voit davantage d’évolutions ou de notions opposées ne s’excluant pas toujours. Plus qu’un mouvement qui irait toujours plus avant, avec ses jalons – le romantisme, Baudelaire, Flaubert, Mallarmé, Proust, le surréalisme, Bataille, le Nouveau Roman, Barthes, Tel Quel… (si l’on s’en tient à la France) –, il décrit une oscillation entre des crêtes et des creux.
Cette histoire est aussi celle, bien sûr, des avant-gardes. L’auteur montre que le moderne est du côté de la révolte, quand les avant-gardes prônent la révolution. La politique y est toujours présente, de même que la théorie. De ce point de vue, deux citations sont exemplaires, servant d’exergue à un des chapitres. La première est d’André Breton : « “Transformer le monde”, a dit Marx ; “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » La seconde, de Roland Barthes : « “Changer la langue”, mot mallarméen, est concomitant de “changer le monde”, mot marxien. »
Critique du vide postmoderne
Rien n’est dit est d’autant plus intéressant pour nous que le cours de sa démonstration, notamment dans la critique du vide postmoderne qui s’est imposé à partir des années 1980, passe par des auteurs envers lesquels nous avons des préventions. Parmi eux : Philippe Sollers (dont Forest était proche), Antoine Compagnon ou, beaucoup plus problématique, Philippe Muray. Il détecte ce qu’il n’y a pas d’antimoderne chez celui-ci, comme il tient le revirement du premier à partir de la publication de son roman Femmes (1983) comme un non-reniement. Ses pages sur la « palinodie » de Barthes, qui concerne ses derniers livres, expliquent pourquoi l’auteur de La Chambre claire peut être considéré comme « celui qui rend possible le retour du Je dans la littérature française et l’invention de l’autofiction – du moins sous leurs formes les moins régressives ». Quant à Milan Kundera, disparu ce 11 juillet à 94 ans, « sa formidable inventivité formelle confère une évidente dimension expérimentale au roman tel qu’[il] le conçoit ».
Mon propos est de déployer un tableau et non de décerner un palmarès.
« Mon propos est de déployer un tableau et non de décerner un palmarès », écrit Philippe Forest. Difficile toutefois d’éviter tout jugement de valeur, moins parce qu’il est lui-même partie prenante (ce dont il ne se cache pas) que parce qu’il n’arrête pas son étude aux années 1980 ou 1990, ce qui serait une facilité. Hormis quelques divergences (sur Jean Echenoz, par exemple), comment ne pas se retrouver sur ses percutantes analyses de la critique réactionnaire développée par Michel Houellebecq, sur sa récusation du thème de la fin de l’histoire, qui a eu des répercussions néfastes sur la littérature et a incriminé les avant-gardes, ou sur sa condamnation de la littérature du « care », défendue notamment par le chercheur Alexandre Gefen, prônant la réconciliation avec le monde (ou la société), qu’il faut « réparer » et non plus « changer » ?
Heureusement, Guyotat, aujourd’hui disparu, Ernaux, Volodine, Cixous, Prigent, Quignard (que tous il cite), auxquels nous pourrions ajouter Chamoiseau, NDiaye, Quintane, Novarina ou Trouillot, et Forest lui-même bien sûr (2), restent fidèles, chacun à sa manière, à la modernité. La suite n’est pas écrite ; l’époque de régressions que nous traversons ne peut être définitive. Rien n’est dit est en tout cas un excellent plaidoyer en faveur du projet littéraire émancipateur qu’est la modernité.
Dont nous suivons depuis longtemps l’œuvre littéraire. Lire par exemple Politis n° 1703 du 28 avril 2022 sur son dernier roman, Pi Ying Xi (Gallimard, 2022).