Un·e scientifique en chef·fe en France : est-ce bien raisonnable ?
TRIBUNE. Alors que le rapport de la mission Gillet sur la recherche et l’innovation prône le remplacement du conseil stratégique de la recherche par un « haut conseiller à la science », un groupe d’experts s’alarme de cette décision.
Le 15 juin, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche a reçu de M. Gillet et ses collègues, 14 propositions pour rénover et simplifier l’écosystème de la recherche. Tout en nous en réjouissant, nous nous interrogeons sur les défis de la première proposition : « supprimer le conseil stratégique de la recherche et créer la fonction de haut-conseiller à la science ».
Si l’on est surpris d’apprendre que ce conseil stratégique ne s’est pas réuni depuis 2015, en tant que spécialistes de l’action publique et de la « science de l’utilisation de la science », il nous semble paradoxal de vouloir créer une nouvelle fonction sans tenir compte de l’état des connaissances scientifiques et des suggestions du Conseil international de la science, basé à Paris. Le rapport cite des expériences de scientifiques en chef ayant eu « un certain succès » sans expliciter leurs mécanismes dont la source n’est pas accessible. Il oublie les échecs, comme le premier poste de scientifique en chef de la Commission européenne (2012-2014). Des organisations de la société civile avaient demandé son abolition, dénonçant les risques de la concentration des pouvoirs, de l’influence des lobbies, la redondance avec des institutions existantes ou le manque de moyens. Le recrutement n’avait pas été transparent. Le contexte bruxellois serait-il différent du parisien ?
La situation française confirme les défis de la création d’une telle fonction. Le syndicat des chercheurs s’inquiète d’un rapport qui semble « virer au panégyrique d’un système tout autoritaire, intégralement piloté par le haut et, surtout, piloté par un seul chef ! ». On se rappellera que lors de la pandémie COVID-19, les trois instances gouvernementales de conseil en santé publique ont été écartées au profit de comités ad hoc, dont les membres ne représentaient pas la diversité des expertises nécessaires pour pouvoir prendre des décisions éclairées. Les règles de l’organisation de ses débats, d’évaluation de la qualité des preuves et de formulation des avis n’ont pas été énoncées. Les avis du Comité analyse, recherche et expertise n’ont jamais été publics.
Les risques sont grands de voir ce rôle dévolu à une personnalité médiatique, proche du pouvoir et difficilement en mesure de le contredire. Pourquoi multiplier les avis d’agences gouvernementales (santé, habitat, climat, etc.) ou de comités scientifiques si l’on peut s’appuyer sur une seule personne ? La multiplication des sources légitimes permet de les mettre en concurrence, pour choisir celle qui va dans le sens de la politique menée… ou pour attaquer celle dont on ne veut pas. La déjà difficile indépendance des agences gouvernementales vis-à-vis du pouvoir doit-elle être encore mise à l’épreuve par la création d’un poste dévolu à une seule personne ?
Dans un contexte de polycrise, comment croire qu’une personne, seule, sera en mesure d’appréhender la totalité de la complexité alors que des millions d’articles scientifiques sont publiés chaque année ?
Loin du mythe du leader providentiel, l’utilisation de la science est le produit d’un processus complexe. Il faut trouver les preuves scientifiques disponibles, analyser de manière critique leur qualité, organiser une confrontation raisonnée des connaissances interdisciplinaires. Puis, il s’agit d’organiser une intégration politique entre des parties prenantes, publiques comme privées, qui n’ont pas toutes des intérêts convergents, ni les mêmes ressources. Dans un contexte de polycrise, comment croire qu’une personne, seule, sera en mesure d’appréhender la totalité de la complexité alors que des millions d’articles scientifiques sont publiés chaque année ? Comment pourra-t-elle appréhender la science de la complexité et l’interdisciplinarité, évoquée dans le rapport, indispensable à la compréhension des problèmes publics ? Si la personne sélectionnée par le pouvoir aura peut-être le loisir de créer des commissions et des expertises collectives (qui existent déjà), sa vision individuelle du sujet lui permettrat-il-elle de constituer ces collectifs de manière pertinente ? Peut-on vraiment croire que « le haut-conseiller ferait le lien avec les établissements de recherche avec plus d’agilité qu’une instance collégiale » ?
La science est par essence collégiale et le.la scientifique seul.e dans son bureau à produire des analyses est rare. En sélectionnant une seule personne, on prend le risque de laisser croire que la science est un exercice individuel. Ainsi, les risques de personnalisation et de personnification des connaissances scientifiques dont on a souffert pendant la récente pandémie seraient renforcés. Puisse-t-il ou elle se rapprocher trop près du pouvoir, et que cela soit publiquement visible, et c’est l’image entière de la science, et la confiance que le citoyen nourrit à son endroit, qui pourraient s’éroder, comme durant la pandémie.
Il est essentiel de mieux former les scientifiques pour qu’ils se fassent comprendre des personnes qui prennent des décisions.
Le problème de fond n’est-il pas plutôt le fait que la science éclaire encore peu les décisions politiques ? La science de l’utilisation de la science est encore très peu connue en France, comme les travaux de la commission mondiale sur les données probantes. Ces recherches montrent qu’il est essentiel de mieux former les scientifiques pour qu’ils se fassent comprendre des personnes (et leur entourage, de culture scientifique limitée) qui prennent des décisions, transforment leurs résultats dans un format approprié et les partagent pour éclairer la prise de décision. Combien de personnes disposant des compétences et habiletés de médiation et courtage scientifique pourront postuler ?
Sans tomber dans la naïveté de décisions rationnelles uniquement fondées sur les recherches, un processus collectif et collégial pourrait l’encourager, processus qu’une seule personne, aussi brillante et médiatique soit-elle, ne saura réaliser. C’est bien la conclusion à laquelle est arrivée la Commission européenne qui aujourd’hui est conseillée par un groupe de plusieurs « scientifiques en chef » couvrant une pluralité de disciplines. Une volonté d’institutionnaliser le lien entre la science et l’action publique plutôt que le personnifier. Pourquoi pas la France et ses différents « Hauts conseils » ?
Signataires
Valéry Ridde, Christian Dagenais, Linda Cambon, Henri Bergeron, Amandine Fillol, Thomas Delahais, Patrick Castel, Mathieu Ouimet.
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