Un demi-siècle de déni politique

Cinquante ans après leur apparition, les marées vertes envahissent toujours certaines plages bretonnes. Preuve de l’inefficacité des plans d’action successifs mis en place par les pouvoirs publics.

Vanina Delmas  • 11 juillet 2023 abonnés
Un demi-siècle de déni politique
Un sanglier retrouvé mort dans la baie de Saint-Brieuc en juillet 2011.
© Damien MEYER / AFP

En 1971, une « végétation verte abondante, gluante », qui « se décompose rapidement en masse blanchâtre, mousseuse, nauséabonde, transformant la grève de sable fin en un tas de fumier » (1), est détectée sur la plage de Saint-Michel-en-Grève, dans la baie de Lannion. Le conseil municipal alerte la préfecture des Côtes-d’Armor. Puis ces marées vertes reviennent chaque été, toujours plus nombreuses sur certaines plages bretonnes, mais les pouvoirs publics restent atones. Au fil des années, la communauté scientifique s’y intéresse timidement, pendant que les habitants et quelques associations commencent à s’inquiéter. Une étude de l’ancêtre de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) tente d’expliquer le rôle des sels nutritifs venant de l’agriculture dans la prolifération de ces algues qui blanchissent et pourrissent sur les plages. Mais il faut attendre la fin des années 1980 pour le premier retentissement d’ampleur. Pierre Philippe, médecin urgentiste à Lannion, s’interroge sur plusieurs cas de décès près des amas d’algues vertes, notamment celui d’un joggeur en 1989. Ouest-France titre alors : « Les algues vertes ont peut-être tué ».

1

Texte du conseil municipal de Saint-Michel-en-Grève envoyé à la préfecture, extrait du livre Algues vertes, un scandale d’État, d’Yves-Marie Le Lay, éditions Libre et Solidaire, 2020.

L’année 2009 marque un tournant dans la prise de conscience générale sur les risques sanitaires. Le 22 juillet, Thierry Morfoisse, chauffeur qui transportait des algues vertes, décède au volant de son camion. Quelques jours plus tard, un cheval meurt sur une plage polluée. Plus de 300 plaintes sont déposées contre le préfet des Côtes-­d’Armor par plusieurs associations, et une belle délégation ministérielle menée par François Fillon déambule sur la plage en promettant que l’État va nettoyer les bords de mer.

Les premières tentatives d’actions politiques ont débuté au milieu des années 1990, puis le programme Prolittoral porté par la région et l’agence de l’eau a pris le relais en 2002. À partir de 2010, les plans algues vertes du gouvernement se sont enchaînés : 2010-2015, 2017-2021, 2022-2027. « Le premier plan, en 2010, était assez bien, mais le suivant a seulement repris les plus petites mesures et n’a pas été plus loin, notamment pour changer les pratiques agricoles. L’association Eau et rivières a finalement quitté le comité de pilotage », raconte Jean-Yves Piriou, ancien chercheur à l’Ifremer, devenu par la suite président d’Eau et rivières de Bretagne et aujourd’hui vice-président de France nature environnement Bretagne. En 2021, un rapport cinglant de la Cour des comptes pointe l’échec de l’État et des élus régionaux à endiguer ce fléau sanitaire et environnemental et dénonce le peu de moyens alloués aux deux plans de lutte contre la prolifération des algues vertes de 2010 à 2019.

« Il faut changer tout le système agricole breton »

Au cours de l’année 2011, trente-six sangliers, des blaireaux et des ragondins sont retrouvés morts dans l’estuaire du Gouessant, au milieu des algues putréfiées. En 2016, Jean-René Auffray, un joggeur de 50 ans, est retrouvé mort quasiment au même endroit. Quelques jours plus tard, des membres des associations Sauvegarde du Trégor et Halte aux marées vertes passent les lieux au détecteur d’hydrogène sulfuré : ils mesurent jusqu’à 380 ppm (parties par millions). Les zones non accessibles devaient être encore plus chargées en gaz toxiques. Selon l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), à partir de 500 ppm, surviennent potentiellement des pertes de connaissance, un coma, des troubles respiratoires et la mort si l’exposition perdure. Les autorités locales ont pourtant dénié tout lien entre ce décès et la haute concentration en hydrogène sulfuré.

 Aujourd’hui, les élus et les agriculteurs de la FNSEA admettent que les marées vertes proviennent du nitrate d’origine agricole.

Jean-Yves Piriou

Pour Jean-Yves Piriou, la solution pour éliminer efficacement et sur le long terme les marées vertes a été prouvée scientifiquement : il faut réduire drastiquement les taux de nitrates, liés à l’élevage intensif, dans les rivières se déversant dans les baies. « Aujourd’hui, les élus et les agriculteurs de la FNSEA admettent que les marées vertes proviennent du nitrate d’origine agricole, mais on a mis plus de dix ans à le leur faire admettre ! Les rapports de l’Ifremer affirment clairement qu’il faut absolument descendre au moins à 20 mg de nitrate par litre d’eau. Puis à 10 mg pour une diminution significative des marées vertes, mais, là encore, c’est compliqué à le leur faire admettre. » Dans la baie de Lannion ou de Douarnenez, certains taux sont effectivement descendus à 20 mg/litre, notamment grâce à des solutions fondées sur la nature (les zones humides, le bocage, etc.) et au changement de pratiques agricoles. «Nous avons atteint un plancher et, pour le franchir, il faudrait réduire la pression azotée, donc changer de cultures en misant sur l’herbe plutôt que sur le maïs, sur de l’élevage plus extensif, sur l’agriculture biologique. En bref, il faut changer tout le système agricole breton. » Un défi impossible à relever avec autant de déni. 


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