« Anatomie d’une chute » : le principe d’incertitude

Palme d’or à Cannes, le formidable quatrième long-métrage de Justine Triet met en question la réalité des faits via un procès intenté à une femme accusée du meurtre de son mari.

Christophe Kantcheff  • 22 août 2023 abonnés
« Anatomie d’une chute » : le principe d’incertitude
Dans le film, la recherche de la vérité, qui en est le moteur, déborde amplement de ce qui relève du judiciaire.
© Unifrance

Retour au film. Après la Palme d’or au Festival de Cannes et les déclarations courageuses de Justine Triet, Anatomie d’une chute est désormais sur les écrans. Le public va pouvoir prendre la mesure de la singularité du quatrième long-métrage de sa réalisatrice et de l’importance qu’une telle récompense lui ait été attribuée. Inutile de dire que sur le papier, quand il n’était encore qu’à l’état de projet, rien ne pouvait lui prédire un tel destin. A sans doute joué en sa faveur le fait que le film contrevienne à (au moins) trois dogmes. De ceux qui participent à l’homogénéisation – voire à la standardisation – du cinéma français.

Anatomie d’une chute / Justine Triet / 2 h 30.

Il y a d’abord son excellente comédienne principale : Sandra Hüller. Le public français l’a découverte dans le réjouissant Toni Erdmann, de Maren Ade, en 2016. Mais elle n’est pas encore très connue de ce côté-ci du Rhin, et encore moins « bankable ». Puis, la forme narrative, pas aussi étonnante que celle qu’empruntait L’Île rouge, le film de Robin Campillo sorti récemment, mais où un long flash-back fait ici une irruption inattendue et décisive. Enfin, l’incertitude dans laquelle l’intrigue ne cesse de se tenir par rapport à la réalité des faits aurait pu pousser certains à redouter a priori que le spectateur éprouve trop d’inconfort. Or c’est l’un des aspects les plus ludiques du film. Comme dans un pur polar, la question se pose de savoir si Sandra (Sandra Hüller) a tué ou non son mari, Samuel (Samuel Theis), découvert mort, victime d’une chute, au bas de leur chalet de montagne par leur fils, Daniel (Milo Machado Graner, remarquable jeune acteur). À cette différence près que le film n’a pas de vraie résolution. Au spectateur de se faire son avis.

Anatomie d'une chute affiche

Sandra est accusée de meurtre, doit se doter d’un avocat, Vincent (Swann Arlaud), et endurer un procès. Celui-ci occupe une grande partie du film. Mais, contrairement à Autopsie d’un meurtre, le classique de Preminger dont le titre résonne avec Anatomie d’une chute, l’œuvre de Justine Triet n’est pas ce qu’on appelle un film de procès. Ou, plus exactement, la recherche de la vérité, qui en est le moteur, déborde amplement de ce qui relève du judiciaire. Le film pose notamment cette vaste question : qu’est-ce qu’un couple ? Or, selon le principe d’incertitude qui gouverne le film, tout – et en particulier la vérité sur le couple – est indécidable.

Au procès, l’enjeu consiste à élaborer le récit le plus convaincant, à aiguiser les arguments les plus irréfutables. La parole est l’héroïne de la dramaturgie judiciaire. Un exercice auquel l’avocat général (Antoine Reinartz) se livre en faisant feu de tout bois, usant sans compter de raisonnements rhétoriques ou d’un humour presque noir. Sans craindre le ridicule parfois. C’est le cas lorsqu’il s’aventure sur le terrain littéraire – Sandra est écrivaine – et qu’il prend au pied de la lettre des extraits d’un roman de l’accusée, alors que celle-ci pratique l’autofiction.

Le film pose notamment cette vaste question : qu’est-ce qu’un couple ?

Quand Sandra s’exclame face à Vincent lors de leur première rencontre après le drame : « Je ne suis pas coupable ! », celui-ci lui répond : « Ce n’est pas le problème. » Tout est dit dans cet échange sur ce qui se joue au tribunal. La vérité judiciaire ne peut appréhender qu’une petite partie de la réalité. Il y a un gap entre une approche scrupuleuse et complexe d’une situation et un récit (relevant du « storytelling ») qui en est fait dans le but d’emporter l’adhésion d’un jury. À un moment donné, pour tenter de disculper sa cliente, Vincent développe un portrait du mari suicidaire. Le tableau est cohérent et plausible. Pourtant, au moment où il se rassied sur son banc, Sandra lui glisse tout bas : « Ce n’est pas Samuel. » Mais qui est Samuel ? Et, surtout, que se passait-il entre eux ?

Le flux des émotions

Le début du film est, de ce point de vue, magistral. Sandra reçoit une jeune universitaire qui vient effectuer un entretien avec elle. Mais celui-ci est à peine commencé qu’une musique retentit à l’étage, si fort que l’échange entre les deux femmes devient impossible. Sandra dit que c’est son mari qui travaille. Voilà qui mêle l’étrange à une atmosphère de tension. Juste avant la mort de Samuel, donc. Le couple que forment Sandra et Samuel est sans doute en crise (en chute libre ?). Mais peut-être a-t-il aussi plusieurs facettes, comme le dit Sandra au tribunal : « Un couple, c’est une lutte parfois commune, parfois solitaire, parfois l’un contre l’autre. »

Même si la dispute (scène en flash-back) entre Sandra et Samuel est violente, portant sur le partage des tâches et des charges affectives ­versus l’épanouissement personnel, artistique en l’occurrence, elle ne peut résumer le flux des émotions profondément intimes qui étreint dans le temps les deux protagonistes. Anatomie d’une chute est ainsi une mécanique de destruction du psychologisme, trop présent au cinéma (mais pas seulement), qui fige tout par des explications définitives. Sur ce point, leur fils, Daniel, qui est aveugle, est d’une infinie sagesse, qui fait basculer le jugement du tribunal.

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Cinéma
Publié dans le dossier
Justine Triet rend fière la France
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