« Il est important de mettre en valeur les victoires environnementales »

Rencontre avec Aurélien Brulé, dit « Chanee », qui tente, avec son association Kalaweit, de sauver les grands singes des forêts indonésiennes de l’appétit monstre des industries du palmier à huile et du charbon.

Patrick Piro  • 23 août 2023 libéré
« Il est important de mettre en valeur les victoires environnementales »
Sur le fleuve Barito, à Borneo, en décembre 2021.
© Kalaweit.

Pas de look baroudeur ni de regard blasé, il patiente sur le trottoir comme n’importe quel familier de la jungle urbaine quand nous le rencontrons, début juin, lors d’un passage à Paris. Mais, depuis vingt-cinq ans, l’écosystème d’Aurélien Brulé – connu sous le surnom de « Chanee* », gibbon en thaïlandais –, ce sont les forêts d’Indonésie, de Bornéo en particulier, que ce passionné des grands singes tente
de sauver, avec son association Kalaweit, de l’appétit monstre des industries du palmier à huile et du charbon.

*

Il est l’auteur, sous ce nom, de Hâte d’être à demain. Pour continuer à sauver…, Les Presses
du Midi, 2022.

Que vous a appris votre expérience indonésienne de la sauvegarde des écosystèmes et des espèces animales ?

Le pragmatisme. J’avais la démarche un peu condescendante de l’Occidental avec sa vision de la protection de l’environnement – « vous avez besoin d’une ONG comme Kalaweit ». Très vite, ce fut une remise en question totale : confronté à la réalité locale, il faut adapter sa méthode. Et pour être efficace immédiatement, il faut du pragmatisme. Ainsi, les populations locales étaient a priori nos alliées, elles savaient bien mieux que moi quoi faire pour protéger la forêt. Mais, pressées par leurs difficultés économiques et sociales, elles sont aussi souvent actrices de la destruction. Cependant, l’ennemi principal, ce sont d’abord les centres du pouvoir, à Jakarta. C’est donc ensemble qu’il fallait trouver des solutions. En se départant d’un discours vague et global – « sauvons la forêt » –, sous-tendu par la conviction que tout le monde travaillerait spontanément main dans la main. Alors qu’il faut déjà agir localement pour faire la différence. Et si je parviens à protéger une forêt, je me fiche des motivations des personnes qui m’ont permis d’y parvenir. L’urgence appelle des résultats immédiats.

ZOOM : Biographie d’Aurélien Brulé

Né en 1979, il rencontre le primatologue Jean-Yves Collet à 12 ans. Sa passion pour les grands singes devient une vocation. En 1998, il crée en Indonésie l’association Kalaweit, qui emploie une soixantaine de personnes, avec un programme de protection des gibbons d’importance mondiale. Dans une vidéo diffusée en 2015, il critique le président indonésien, ce qui lui vaut soutien populaire et animosité du gouvernement.

Vous avez donc remisé une forme d’idéalisme de l’action ?

Oui, et qui malheureusement persiste dans certaines rhétoriques de conservation de la nature. Telle cette mode de la promotion de l’artisanat du rotin auprès des Dayaks, peuples des forêts de Bornéo : comme la plante a besoin d’ombre pour pousser, sa culture exige de préserver les arbres. Mais cela reste une économie de subsistance. Peut-on exiger des Dayaks qu’ils s’en contentent sur le long terme ? Si les familles veulent envoyer leurs enfants à l’université, investir dans un magasin ou changer de mode de vie, elles peuvent être tentées de vendre leurs terrains à l’entreprise voisine pour financer leurs projets. Quand les compagnies de palmiers à huile sont arrivées, nombreux sont ceux qui ont cédé à leur pression. Voilà pourquoi tous les plans « rotin » ont capoté.

Comment avez-vous fait évoluer votre approche ?

Avec la leçon des premiers échecs ! Il y a une quinzaine d’années, nous avions créé, sous l’égide des autorités, une réserve dans une petite forêt de sept cents hectares habitée par des orangs-outans, à Hampapak, au centre de Bornéo. Nous avions construit une école, car le village n’en possédait pas, et nous apportions une aide financière aux familles. En échange, nous leur demandions de préserver la forêt. Ça fonctionnait plutôt bien. Mais, au bout de cinq ans, les autorités ont modifié le statut du foncier, autorisant la création d’une palmeraie ! À l’époque, je m’interdisais toute acquisition de terre, jugeant que la réussite de la démarche nécessitait la protection en l’état de la forêt. Donc tout le projet, avec nos investissements de long terme, s’est écroulé comme un château de cartes : nous n’avions pas la légitimité pour nous opposer à l’installation d’un agro-industriel. La grosse claque.

Les victoires, même locales, sont une bonne raison de continuer.

Qu’est-ce qui vous a motivé pour continuer ?

Le fait de considérer que, s’il y a eu échec, il était local. Et que, lorsqu’il y a des victoires, même locales, elles sont une bonne raison de continuer. Dans les plaines où nous travaillons à Bornéo, le palmier à huile occupe désormais presque tout. Mais il reste des poches de forêt, devenues un refuge de biodiversité car les animaux ont fui la déforestation alentour. Il est possible de les sauver, à condition d’agir à très court terme. Plus globalement, je suis convaincu qu’il n’y a d’espoir que dans l’action. Je conçois qu’un écolo cantonné dans le discours et la dénonciation soit déprimé. Il ne connaît pas la satisfaction d’avoir sauvé un animal ou un hectare de forêt. Le plaidoyer, ça ne fait pas taire une tronçonneuse. Un résultat, même modeste, c’est ça qui nous nourrit.

Aurélien Brulé Chanee
« J’estime qu’il faut contrecarrer une ambiance négative très occidentale, voire franco-française, qui étouffe l’espoir. » (Photo : Kalaweit.)

Vous avez cependant pris votre part dans la dénonciation de la déforestation, en interpellant le président indonésien, Joko Widodo, en 2015, dans une vidéo qui a connu un fort retentissement.

C’est un sujet de fierté : il est bien plus percutant de dénoncer l’huile de palme quand on est en Indonésie qu’en France. Hélas, j’ai dû mettre de côté ma casquette d’activiste en raison des pressions et des menaces. Il ne m’est plus possible d’agir de cette manière désormais, quand un simple tweet critique est répréhensible. Je ne peux même plus recevoir des journalistes à Kalaweit. Alors le plaidoyer aujourd’hui se fait de manière indirecte, par l’action concrète de terrain.

Comment s’est concrétisé ce pragmatisme qui guide votre action ?

Pour s’opposer efficacement à la déforestation, il fallait bien plus que le soutien des populations locales. Et la légitimité qui nous manquait, elle repose sur la maîtrise du foncier. J’ai donc commencé à m’intéresser au cadastre et à la législation, pour voir où c’est fichu et où il y a encore l’espoir de protéger une forêt. Avec quels outils légaux ? Par quels mécanismes les acteurs de la déforestation s’approprient-ils des centaines d’hectares pour faire du palmier à huile ? Aujourd’hui, toute notre approche, à Bornéo, repose sur le plan d’occupation des sols et la connaissance du statut du foncier. Voilà le pragmatisme : ne plus se poser de questions théoriques. S’il existe un outil pour sauver une parcelle, je l’utilise. Car les échecs sont définitifs en matière de conservation – ce qui est détruit l’est à jamais. Et toute victoire reste provisoire. Le virage s’est opéré à partir de 2010. Kalaweit était alors un refuge pour animaux victimes du braconnage et de la déforestation.

ZOOM : Bisbille statistique

Quelle est l’ampleur de la déforestation en Indonésie ? Difficile à dire. Selon Global Forest Watch et le World Resources Institute, le pays, qui recèle l’une des plus importantes forêts tropicales au monde, aurait perdu près de 20 % de son couvert depuis 2000. Dont une moitié environ dans des forêts primaires. Mais Jakarta proteste, alléguant qu’il s’agirait majoritairement, selon sa norme, de forêts secondaires ou d’aires cultivées.

Nous étions frustrés de les voir extraits de leur environnement, et d’affronter d’énormes complications à l’heure de les relâcher, dans des habitats déjà densément peuplés par la faune. Il fallait agir en amont, avant que les animaux soient capturés, et donc en protégeant la forêt. Pour cela, Kalaweit achète des parcelles forestières aux villageois, auxquels nous fournissons de plus un pécule financier qui leur permet de faire évoluer leur mode de vie selon leur désir. À la protection conférée par les titres de propriété s’ajoute un protocole signé avec les villageois, qui explicite notre projet de conservation. C’est un appui déterminant face aux compagnies. Et d’autant plus à Bornéo, où les Dayaks ont un lien identitaire et spirituel avec leur forêt : au nom de sa protection, ils sont prêts à nous céder la terre à des prix inférieurs à ceux qu’offrent les compagnies de palmiers ou de charbon. Et la liste d’attente est longue des Dayaks disposés à entrer dans le projet de Kalaweit.

À l’échelle d’un village et de la biodiversité locale, un hectare de forêt, c’est souvent considérable.

C’est quoi, une réussite « significative » pour vous ?

Par exemple, le sauvetage de la forêt de Dulan et de ses animaux, qui étaient menacés à très court terme. La commune de Butong, où elle se trouve, s’étend sur les deux rives du fleuve. D’un côté, une palmeraie, qui a tout détruit. Et la dévastation ne s’arrête pas à la disparition de la forêt : l’air est pollué par les feux de déboisement, les intrants chimiques intoxiquent les milieux, les villageois ne peuvent plus pêcher dans les rivières. Alors que sur l’autre rive, où nous avons pu protéger la forêt à Dulan, le contraste est éloquent : l’eau du lac est préservée, tout comme la pêche, etc. Autre grande victoire : la visibilité et le soutien acquis par Kalaweit en Indonésie. Bien plus qu’en France, alors que la grande majorité des ONG occidentales dépendent des réseaux de leur pays d’origine. En Indonésie, nous sommes suivis par des millions de personnes qui soutiennent notre travail, y compris financièrement.

Ce type d’action n’a que peu d’emprise à l’échelle globale. Que répondez-vous à ce type de critique ?

Ça ne sera « jamais assez », bien sûr. Certes, Kalaweit et Chanee, ce n’est rien face à l’industrie minière ou de l’huile de palme. On nous a ri au nez quand nous avons acheté les premières parcelles. Mais à l’échelle d’un village et de la biodiversité locale, un hectare de forêt, c’est souvent considérable. Et, aujourd’hui, nous protégeons deux mille hectares. C’est énorme pour le paysage, pour des centaines de gibbons et d’orangs-outans, pour les villageois qui dépendent de la forêt, de rivières et de lacs pour vivre. Une des fondations qui nous aident à sauver la forêt est dirigée par un entrepreneur : il investit pour protéger l’environnement, il ne veut pas de bla-bla mais des résultats. C’est aussi un levier pour reproduire ce qui a fonctionné. Des forêts semblables à Dulan, j’en ai déjà identifié des dizaines à Bornéo.

« Dans les années 1990, j’entendais que les orangs-outans auraient disparu avant l’an 2000. Aujourd’hui, dans les parcs nationaux indonésiens, il en existe plusieurs populations viables, et l’espèce en tant que telle n’est plus menacée à court terme. » (Photo : Simone Millward / Unsplash.)

Cette stratégie est-elle pertinente à Sumatra, où vous travaillez également ?

La situation est différente. Nous intervenons dans une région assez montagneuse de l’Ouest, auprès d’un peuple cultivateur de rizières de plaine, en marge de la forêt, avec laquelle il n’entretient pas ce lien particulier qui motive les Dayaks de Bornéo. Notre dispositif est donc plus fragile. Le ressort, c’est l’eau, dont ils ont besoin pour les rizières. Quand on coupe les arbres, la forêt perd sa fonction d’éponge. La plaine en aval subit d’énormes crues lors des intempéries et une sécheresse prononcée dès qu’il ne pleut plus. Des épisodes d’autant plus marqués que le dérèglement climatique s’aggrave. Aussi les gens alentour comprennent-ils l’importance de protéger la forêt. Et ils trouvent intérêt à la solution de Kalaweit – achat de terrains forestiers, pécule pour les familles, protocole d’accord avec les villageois.

L’acquisition de foncier n’exacerbe-t-elle pas les conflits avec les industriels locaux ?

C’est le cas, parce que les concessions de palmeraies ou de mines de charbon, qui s’étendent parfois sur des dizaines de milliers d’hectares, couvrent presque toutes les plaines de Bornéo, où nous travaillons. Nos réserves sont toutes situées dans des périmètres de concession, où les compagnies cherchent à acquérir le foncier pour déployer leur exploitation. Il y a donc confrontation. Nous luttons au milieu des barges à charbon et des palmiers à huile, avec des périls bien plus imminents que dans les forêts vierges des montagnes de Bornéo, dont le relief limite les appétits industriels. Actuellement, nous sommes en conflit avec une compagnie minière dont l’activité menace de polluer une rivière et un lac. Nous l’avertissons qu’elle risque d’affronter non seulement la population locale, mais aussi l’opinion indonésienne. Plus que la critique internationale, les compagnies redoutent la caisse de résonance nationale dont nous disposons, et elles n’osent plus exercer de pression frontale sur les villageois. L’une des conséquences de l’aggravation des problèmes environnementaux est qu’il est beaucoup plus facile qu’auparavant de trouver du soutien en Indonésie.

Aujourd’hui, toute notre approche repose sur le plan d’occupation des sols et le statut du foncier.

La protection des écosystèmes indonésiens, parmi les plus riches de la planète, gagne-t-elle du crédit face aux intérêts économiques du charbon et de la palme ?

Hélas, le pays reste sur sa lancée productiviste. Il se crispe même face à la pression écologiste internationale. L’image réformiste que l’Indonésie présente à l’étranger est en contradiction flagrante avec la réalité de terrain. L’Indonésie n’a jamais produit autant de charbon. Et quand des organisations comme Kalaweit portent une critique, elles sont accusées d’être à la solde de pays étrangers « qui ne veulent pas que l’Indonésie se développe ».

Que dites-vous à cette jeunesse anxieuse face à la crise écologique, mais qui n’a pas vocation à s’engager dans le type d’actions qui alimentent votre espoir ?

Certes, nous sommes trop peu nombreux sur le terrain. Mais il ne s’agit pas d’envoyer tout le monde à l’autre bout de la planète. Les gens peuvent donc soutenir le travail d’organismes comme le nôtre. Cependant, j’estime qu’il faut aussi contrecarrer une ambiance négative très occidentale, voire franco-française, qui étouffe l’espoir. Et notamment chez des jeunes qui ont le profil de l’enfant Chanee qui, à 12 ans, voulait sauver les gibbons à Bornéo. On est en train de leur couper les ailes par une description catastrophiste de l’avenir. Dans les années 1990, j’entendais que les orangs-outans auraient disparu avant l’an 2000. Aujourd’hui, dans les parcs nationaux indonésiens, il en existe plusieurs populations viables, et l’espèce en tant que telle n’est plus menacée à court terme. Je trouve que l’on manque fortement de nuances en France lorsqu’on parle d’environnement. Les bonnes nouvelles, car il en existe, sont souvent escamotées. Le chacal doré s’est installé dans les Alpes, et ce naturellement. Le nombre de phoques augmente de 10 % tous les ans sur les côtes françaises, etc. Même si c’est anecdotique, il est extrêmement important de mettre ces victoires en valeur, pour soutenir la vocation de ces jeunes qui imaginent s’engager – et dont on n’a jamais autant eu besoin.

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