« Un gaspillage d’argent public »
Guillaume Gourgues, maître de conférences en science politique à l’université Lumière-Lyon-II, met en lumière la reprise en main de l’exécutif sur les outils de participation citoyenne par le recours aux contrats.
dans l’hebdo N° 1773 Acheter ce numéro
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Comment les cabinets de conseil mettent la main sur la démocratie participative Le grand enfumagePourquoi les cabinets de conseil se positionnent-ils sur le marché de la démocratie participative ?
Parce qu’il est devenu lucratif. Eurogroup Consulting ou Roland Berger ne viennent pas du tout du milieu de la participation citoyenne, mais ces cabinets ont l’habitude d’avoir de gros contrats avec l’État. Ils se sont progressivement positionnés sur ces marchés parce que les volumes budgétaires ont commencé à être très importants. Avant la fin des années 2010, les appels d’offres concernant des prestations de démocratie participative étaient essentiellement lancés par les collectivités territoriales, avec des enveloppes plutôt faibles en comparaison. Les marchés atteignant un million d’euros étaient alors assez exceptionnels. Dans le même temps, les cabinets spécialisés en matière de démocratie participative, donc plus petits, n’ont pas l’habitude de candidater sur des marchés parfois colossaux. Ils se sont donc fait supplanter par ces cabinets de conseil.
Le marché permet d’avoir la main sur la participation citoyenne.
Mais ce sont finalement ces plus petits cabinets qui se retrouvent à gérer ces missions.
Il y a une sorte de sous-traitance en cascade. Eurogroup Consulting et Roland Berger captent l’essentiel du budget, mais ils n’ont aucune compétence en matière de démocratie participative. De ce fait, ils sous-traitent les opérations de participation à ce type de cabinets plus modestes mais plus qualifiés. Ce sont eux, les vrais professionnels de la participation. C’est exactement ce qui s’est passé pour la Convention citoyenne sur la fin de vie.
Pourquoi l’État fait-il le choix de recourir à ces cabinets pour la démocratie participative ?
Une pensée dominante s’est développée au sommet de l’État. Elle consiste à dire que la démocratie participative est un outil pour gouverner : on recourt à un marché pour construire une participation citoyenne sur mesure. Ainsi, l’État contrôle clairement le périmètre de l’action des acteurs et n’est pas contraint de prendre en compte le résultat d’une démarche participative. En fait, le marché permet d’avoir la main sur la participation citoyenne.
Existe-t-il une autre approche ?
Oui : financer un organisme indépendant à qui l’on confie un budget annuel pour réaliser des missions de démocratie participative que le gouvernement ne peut pas contrôler.
Vous êtes en train de décrire la Commission nationale du débat public (CNDP)…
En effet, l’État peut décider de donner des moyens à la CNDP, qui est une autorité administrative indépendante. Son indépendance est reconnue depuis vingt ans pour conduire des dispositifs participatifs et potentiellement mettre la pression sur les acteurs publics comme privés. Mais la CNDP a été mise à l’écart des grandes opérations participatives nationales. Elle est réduite à son secteur historique : l’environnement. En 2019, le gouvernement a fait comprendre à Chantal Jouanno qu’elle n’avait pas à se mêler du grand débat national. En mai 2023, il a nommé Marc Papinutti, ancien directeur de cabinet d’Élisabeth Borne lorsqu’elle était ministre des Transports et de Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique. Si ce n’est pas une reprise en main…
Après la commission d’enquête sénatoriale sur l’influence des cabinets de conseil au sein de l’État, considérez-vous que les pratiques ont changé ?
Le rapport du Sénat n’a eu aucun effet. L’État paye toujours des cabinets de conseil pour faire le travail que la CNDP pourrait faire. C’est un gaspillage d’argent public. L’État préfère le recrutement de prestataires privés qui n’ont pas les moyens de lui mettre la pression, puisque la seule relation qui s’établit est celle d’un client et de son prestataire. Nous sommes en train de liquider la question de l’indépendance dans le pilotage de la participation au profit d’une logique de contractualisation qui arrange les grands cabinets de conseil.
L’État préfère le recrutement de prestataires privés qui n’ont pas les moyens de lui mettre la pression.
Comment définiriez-vous la position du gouvernement aujourd’hui ?
Il ne fait rien. Non seulement, il ne veut pas arrêter la privatisation, mais il amplifie cette dynamique. La répartition des rôles entre la CNDP et les marchés de la participation est décidée à huis clos, sans aucune réflexion de fond sur les conséquences de ces choix.
Le Cese et la CNDP ne sont-ils pas assez armés pour éviter d’externaliser et gérer eux-mêmes leurs missions ?
Depuis le début, le recours au privé s’explique parce qu’il y a peu d’embauches d’agents publics spécialisés sur le sujet compte tenu des missions et des besoins. L’État ne souhaite manifestement pas pérenniser les postes de fonctionnaires dans le secteur de la participation. Donc une pratique s’impose : faire appel à des prestations ponctuelles en fonction des dispositifs. Et ce fonctionnement coûte très cher.