« L’Allemagne, pour les réfugiés, c’est le meilleur pays »

Depuis 2014, près de 25 000 personnes sont mortes en Méditerranée, noyées ou portées disparues en tentant de rejoindre l’Europe. Sur les bateaux partis de la Libye se trouvent de plus en plus de Syriens. Parmi eux, Mohamed, qui a pu rejoindre une petite ville allemande après avoir vécu l’enfer.

Céline Martelet  et  Alexandre Rito  • 23 août 2023 abonné·es
« L’Allemagne, pour les réfugiés, c’est le meilleur pays »
Mohamed, demandeur d’asile syrien, et son frère Bassel. Ils se sont retrouvés en Allemagne après neuf ans de séparation. Ingolstadt, le 15 juin 2023. 
© Alexandre Rito.

Dans la petite ville de Burglen­genfeld, les voitures vont et viennent sur le parking de la zone commerciale. Personne ne semble prêter attention au gymnase, adossé à un établissement bancaire, qui fait désormais office de centre d’accueil pour demandeurs d’asile. « Ici, c’est compliqué, confie Mohamed, 28 ans. Nous sommes 230 à partager cet espace. Nous n’avons qu’un seul repas par jour. Un peu de thon, du riz et parfois du poulet. »

À l’intérieur, tout semble relativement propre. « D’habitude c’est très sale », explique en souriant le Syrien au visage rond marqué par la fatigue. Mais des équipes de nettoyage ont été dépêchées sur place le matin même, en prévision d’une visite de représentants des autorités allemandes. « Ce n’est pas idéal mais c’est bien mieux que d’être en Libye ou en Syrie », souffle Mohamed. Depuis son arrivée dans ce centre, trois semaines plus tôt, il compte les jours. « Je ne savais pas que je serais obligé de rester ici. Je dois attendre deux mois la réponse concernant ma demande d’asile. »

Ce qui était autrefois un espace consacré à la pratique sportive est désormais un immense dortoir divisé en espaces clos délimités par des barrières recouvertes de bâches blanches. Derrière, on devine des lits superposés, des vêtements et des chaussures qui s’entassent. Une rumeur ininterrompue résonne entre les murs. Les agents de sécurité acceptent la présence de journalistes, mais à une condition : pas de photographie. La visite ne dure pas plus de deux minutes.

À l’extérieur, deux petits groupes se sont formés de part et d’autre de l’imposant grillage qui sépare la cour du gymnase et la rue. Ces hommes, jeunes pour la plupart, discutent au soleil. Mohamed les salue d’un geste de la main. «Il n’y a que des Syriens ici. Ils viennent d’Alep, Damas, Soueïda ou Idlib. » Tous racontent un parcours d’exil, long et compliqué. Hassan a 23 ans, il rêve de devenir vétérinaire. « Je vais pouvoir étudier et vivre ma vie. L’Allemagne, pour les réfugiés, c’est le meilleur pays. » Juste à côté de lui, Mohamed acquiesce : « L’Europe est la seule solution pour nous les Syriens. »

Sauvé par SOS Méditerranée

Depuis 2015, l’Allemagne a accueilli près de 700 000 réfugiés syriens, bien plus que ses voisins européens. Un choix politique fort ­d’Angela Merkel. Le 31 août 2015, la chancelière allemande prononce trois mots : «Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »). Elle ouvre les portes de son pays à des milliers de Syriens qui ont traversé l’Europe à pied. Un discours déjà à contre-courant d’une Union européenne qui, depuis, érige de plus en plus de murs à ses frontières. Huit ans plus tard, l’Allemagne accueille toujours les Syriens mais, face aux pressions de l’extrême droite, la coalition au pouvoir se dit prête à renforcer les contrôles aux frontières pour freiner les nouvelles arrivées.

Pour Mohamed, l’Allemagne était la seule solution. En 2017, le jeune homme fuit la région d’Alep pour échapper au service militaire obligatoire en Syrie. Hors de question pour lui de rejoindre l’armée du régime d’Assad qui, depuis le déclenchement de la révolution en 2011, réprime avec une violence sans limite toute opposition. Selon l’ONU, cette guerre a fait plus de 300 000 victimes civiles, la grande majorité d’entre elles ont été tuées par le régime d’Assad et son puissant allié russe.

Depuis 2015, l’Allemagne a accueilli près de 700 000 réfugiés syriens, bien plus que ses voisins européens.

Mohamed passe par le Soudan et l’Irak, mais ces deux pays sont instables, alors fin 2022 il décide de rejoindre ­l’Europe. Pour commencer enfin une nouvelle vie. Le début de cette nouvelle vie, il le situe au 28 avril 2023. Ce jour-là, il est sauvé en pleine mer par SOS Méditerranée. Mohamed se trouvait à bord d’un des nombreux bateaux utilisés par des passeurs libyens pour envoyer des exilés vers l’Italie.

«Nous serions morts sans SOS Méditerranée. Nous n’avions plus de nourriture, d’eau et d’essence pour le bateau, se souvient le jeune homme. Quand nous avons aperçu les sauveteurs, nous étions si heureux. » Lucille, alors présente dans l’un des semi-rigides de l’ONG, reste marquée par cet instant : «Ce qui m’a tout de suite choquée, c’était leur visage. Leur peau était complètement brûlée à cause du soleil. J’ai pensé à ce que ces années de guerre avaient fait endurer à ce peuple. »


Un groupe de jeunes demandeurs d’asile syriens discute à l’extérieur du centre d’accueil de Burglengenfeld, en Allemagne, le 15 juin 2023. (Photo : Alexandre Rito.)

« Juste rester en vie »

Mohamed a survécu à cinq jours en mer avec une soixantaine d’autres personnes, dont des femmes et des enfants. «La mer était très agitée. Je sais nager, mais là c’était très dangereux. Et puis où nager ? Il n’y avait rien autour de nous. Seulement la mer à perte de vue. » Dans ce bateau, des exilés viennent de Syrie, mais aussi d’Égypte, du Soudan ou du Bangladesh. Tous sont passés par la Libye et tous ont payé pour cette traversée. Mohamed a déboursé 4 000 dollars. Il a encore du mal à évoquer son passage dans « l’enfer libyen». Il se souvient des vingt jours passés dans un hangar transformé en prison où il a survécu, entassé avec près de 200 personnes. Des hommes en armes frappent et privent de nourriture les exilés. «On devait boire l’eau des toilettes. »

Et puis, le 24 avril 2023, le jeune Syrien est conduit sur une plage de Benghazi. Mohamed parle très vite, comme s’il ressentait encore la panique de cet instant. « Quand on a vu le bateau de pêcheur en mauvais état, on a dit aux passeurs qu’on ne voulait pas embarquer. Mais ils ont été clairs : si on ne montait pas, ils nous tueraient. Alors, on est tous montés. » Après le sauvetage par SOS Méditerranée, Mohamed a débarqué en Italie, où il a été pris en charge par les autorités locales. Mais il a très vite fait appel à un autre passeur pour rejoindre l’Allemagne. «Un soir, un responsable italien du camp est venu nous voir pour nous dire que la police viendrait prendre nos empreintes le lendemain et que, si on ne voulait pas rester en Italie, on devait partir avant. »

Nous les Syriens, nous sommes fatigués. On ne veut plus rien, juste rester en vie et être en sécurité.

Mohamed, réfugié syrien.

Deux jours plus tard, dans la région de Munich, après neuf années de séparation, Mohamed a enfin retrouvé Bassel, son grand frère. Dans le petit appartement au-dessus de la pizzeria où il travaille, Bassel ne le lâche pas du regard : «J’étais si inquiet pour lui, j’ai cru que je n’allais jamais le revoir. » Sur le canapé en face de lui, Mohamed enchaîne les cigarettes. Posé juste à côté de lui, son téléphone affiche sans cesse des messages de sa femme et de son fils. Mohamed n’a pas voulu prendre le risque de leur faire traverser la Méditerranée, alors ils sont rentrés en Syrie dans une zone sous contrôle du régime d’Assad, le dictateur autrefois infréquentable qui fait son retour sur la scène internationale.

« Comment en est-on arrivé là ? s’interrogent les deux frères. Tout cela est très mauvais pour les civils syriens. » Le téléphone du père de famille sonne. À l’écran apparaît Ahmed, son fils de 5 ans. Le garçon explose de rire, il veut montrer comment il se rafraîchit dans une bassine remplie d’eau. « Papa, je vais bientôt venir te rejoindre», lance Ahmed. Son père prend une grande respiration et répond : « Bientôt, mon fils, si Dieu le veut. »

Mohamed attend d’obtenir l’asile en Allemagne pour faire une demande de réunification familiale, mais cette procédure peut prendre plusieurs mois, voire des années. «En Syrie, ma femme, Sarah, ne sort quasiment pas. Tout est trop cher. Il n’y a pas d’électricité ni d’eau. Mais elle se débrouille », explique-t-il. Lorsqu’on lui demande s’il envisage de rentrer un jour en Syrie, il répond sans hésitation : «Jamais, qu’ils gardent leur pays. Vous savez, nous avons essayé pendant plusieurs années de changer les choses. Aujourd’hui, nous les Syriens, nous sommes fatigués. On ne veut plus rien, juste rester en vie et être en sécurité. » Mohamed espère pouvoir apprendre rapidement l’allemand et trouver un travail pour tenter d’oublier ce parcours d’exil. Tenter, parce qu’il le confie à demi-mot : toutes ces épreuves ont laissé des blessures invisibles mais profondes.

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