« Les Alchimies », à la recherche du génie
Sarah Chiche tente d’élucider l’un des plus grands mystères de l’histoire de l’art dans la peau d’une médecin légiste qui subit la crise que connaît l’hôpital public.
dans l’hebdo N° 1772 Acheter ce numéro
Les Alchimies / Sarah Chiche / Seuil /240 pages / 19,50 euros.
Camille Cambon a la cinquantaine, elle est médecin légiste à l’Institut médico-légal de Paris, mesure un peu plus d’un mètre cinquante et ne considère pas avoir forcément réussi dans la vie. Dans son métier, elle est brillante, mais elle s’ennuie. Autopsier un corps ? La tâche est répétitive. « Pendant des années, j’ai lavé les visages ensanglantés, écarté les plis de peau, inspecté les tatouages, examiné les morsures, photographié les plaies, recueilli les cheveux, mis à nu les muscles, incisé les cartilages, débridé les artères, disséqué les intestins, prélevé les chambres cardiaques, pesé le foie d’individus dont vous n’aviez jamais entendu parler avant de lire leur histoire dans les journaux. » Fermeture de services, pression exercée sur le personnel soignant, mobilisations à chaque fois ignorées… La narratrice Camille voit l’hôpital s’effondrer. Elle en fait le récit avec distance car elle ne le subit pas directement. Et la médecine légale n’est pas le domaine le plus médiatisé quand il s’agit d’évoquer la crise que connaît ce service public.
Le mail qu’elle reçoit un soir bouscule son quotidien éprouvant. La narration prend un tournant plutôt brutal. Un certain francisco1828@gmail.com la contacte. Le mail n’a pas d’objet, il ne contient qu’une pièce jointe. Elle le supprime sans réfléchir. Cinq minutes plus tard, nouveau mail de la même adresse, avec cette simple phrase : « Le sommeil de la raison engendre des monstres. » C’est la légende de la planche 43 d’une série de gravures, « Los Caprichos » (en français, « Les Caprices »), de Francisco de Goya. Camille Cambon comprend immédiatement la référence. Elle est passionnée par le peintre espagnol et ses œuvres hantent ses journées, au point de voir dans les dessins de sa fille, Inès, les idées de l’artiste. Elle répond. Et son mystérieux interlocuteur lui propose : « Peut-être pourrions-nous nous rencontrer ? Je vous raconterai tout sur Goya et sur vos parents et votre parrain. »
Ils se retrouvent à Bordeaux. francisco1828@gmail.com s’appelle en réalité Jeanne. C’est une ancienne directrice de théâtre. Dans les années 1960, elle a bien connu le père de Camille, patron de l’Institut médico-légal de Paris, sa mère, médecin généraliste, et son parrain, patron de la neurologie à la Salpêtrière. Ces trois-là ont été obsédés par le peintre espagnol, comme elle aujourd’hui. Pendant de nombreuses années, ils ont essayé de trouver le crâne de Goya, volé quelques heures après que son corps fut enterré au cimetière de la Chartreuse, à Bordeaux. Sarah Chiche devient enquêtrice et plonge dans toutes les hypothèses qui ont construit cette énigme de l’histoire de l’art. Le crâne se serait-il retrouvé dans une salle d’anatomie d’une école de médecine ou aurait-il été vendu dans un marché aux puces de la région ?
Investigation médicale et recherche métaphysique
Dans une langue précise faite de nombreuses accumulations, l’autrice emmène le lecteur dans un voyage passionnant qui va de la Gironde à l’arrière-salle du Sol y Sombra, un cabaret espagnol qui pourrait cacher le crâne du peintre, en passant par l’appartement d’un marchand d’art allemand à New York après la guerre. Pour ces médecins, seule l’analyse de ce crâne aurait pu expliquer la trajectoire artistique de Goya, lui qui a passé la moitié de sa vie à peindre la cour espagnole avant de décider soudainement « d’entrer en dissidence » en représentant des scènes de l’Inquisition.
L’autrice dévoile une profonde réflexion sur ce qui compose le génie d’un artiste.
En psychanalyste qu’elle est aussi, Sarah Chiche transforme l’investigation médicale en recherche métaphysique. « Un jour, on pourra voir exactement dans le cerveau où ça s’enclenche, et comment ça s’enclenche, en temps réel, et ce qui se passe dans le cerveau d’un peintre quand il peint ou qu’il pense à la peinture qu’il va peindre, quand un mot se forme sur notre bouche, quand nous perdons la mémoire, quand nous faisons des calculs mathématiques, ou quand nous dormons. » Avec Les Alchimies, son cinquième roman, l’autrice dévoile une profonde réflexion sur ce qui compose le génie d’un artiste et pourquoi son œuvre peut résonner des siècles après son existence.