« L’extrême droite n’hésite jamais sur la marche à suivre »
L’ancien candidat à la présidentielle Olivier Besancenot publie un livre coécrit avec Michael Löwy sur le coup d’État de Pinochet de 1973 au Chili. Il explique sa démarche et répond à quelques questions sur le NPA aujourd’hui et la conjoncture politique de cette rentrée.
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Alors que s’ouvrait, le 27 août à Port-Leucate (Aude), l’université d’été de son parti, le Nouveau Parti anticapitaliste, l’ancien candidat à la présidentielle publie un livre coécrit avec le philosophe marxiste Michael Löwy sur les défenseurs d’Allende et la gauche chilienne, fauchés par le coup d’État de Pinochet de septembre 1973. Il explique ici sa démarche en revenant sur l’actualité sud-américaine. Et répond à quelques questions sur le NPA aujourd’hui et la conjoncture politique de cette rentrée.
Dans le livre coécrit avec Michael Löwy, vous rendez hommage aux combattantes et combattants qui ont défendu Salvador Allende et l’expérience démocratique socialiste chilienne, lors du putsch du 11 septembre 1973. Pourquoi avoir choisi la forme d’un récit fictionnel ?
Septembre rouge. Le coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili, Olivier Besancenot et Michaël Löwy, Textuel, 160 pages, 18,90 euros.
Nous avons opté pour le docu-fiction car il existe déjà quantité de récits historiques et d’essais consacrés à ce sujet. Nous souhaitions rendre hommage à celles et ceux qui se sont battus à l’époque de façon différente. Nous avons construit un récit semi-fictif à partir de situations qui ont réellement eu lieu et de personnages qui ont réellement participé à ces événements, sur la base de faits documentés et recoupés. Les dialogues sont parfois des reprises historiques in extenso de certains échanges, d’autres sont librement inspirés. Des méandres de l’inexorable conspiration putschiste aux minutes tragiques de la résistance armée et de la prise du palais présidentiel de La Moneda, nous nous sommes immiscés dans la peau de dizaines de personnages, des plus connus aux plus anonymes, en plongeant dans l’ambiance saisissante de ces heures qui ont bouleversé l’histoire.
Michael Löwy aime dire qu’user de notre propre subjectivité aide à faire ressortir la dimension subjective des événements. C’est donc un parti pris assumé, avec un point de vue qui ne camoufle pas son empathie et son admiration pour ces milliers d’hommes et de femmes qui ont eu le courage de s’opposer à la dictature, ces milliers de torturés, de disparus, d’exécutés. L’occasion à nouveau de se pencher sur la révolution chilienne qui s’est déroulée sous le gouvernement Allende de 1970 à 1973 – une expérience politique singulière et inédite – en l’incarnant dans un récit.
« La démocratie n’est tolérée par les oligarchies que si elle ne menace pas leurs privilèges », écrivez-vous. Discernez-vous dans l’actualité les germes d’une menace similaire de prise de pouvoir brutale, en Amérique latine ou ailleurs ?
Cet autre 11 Septembre trouve quelques sinistres échos dans l’actualité, à intervalles bien trop réguliers. Les invasions du Capitole à Washington ou du Parlement à Brasilia viennent rappeler, cinquante ans plus tard, une terrible réalité : en première comme en dernière instance, l’extrême droite n’hésite jamais sur la marche à suivre. L’histoire du XXe siècle nous enseigne qu’une fois en place, et en situation, elle déploie chaque fois une brutalité qui tétanise ses opposants.
Au Chili, toutes les gauches connaissaient le risque imminent d’un putsch ; une première tentative s’est même déroulée dès juillet 1973. Toutes les informations alertaient sur ce danger à la veille du fatidique 11 septembre. Pourtant la résistance, qui a bel et bien eu lieu ce jour-là dans les usines et les bidonvilles de Santiago, a été prise de court. Il ne s’agit pas de tirer les bilans politiques du passé à la place des révolutionnaires chiliens. En revanche, cela nous parle peut-être un peu d’aujourd’hui. Par exemple en France, beaucoup à gauche pressentent le pire, voire, en off, la catastrophe.
Or, plutôt que de se préparer à tenter de l’éviter, on a parfois l’impression que le mouvement ouvrier embrasse la crise politique qui l’envoie pourtant droit dans le mur. Le cours autoritaire qu’emprunte le libéralisme à travers le monde nous interpelle, et nous sommes obligés d’affronter cette nouvelle situation le plus froidement possible, avec la détermination qui s’impose. L’expérience chilienne de 1973 est une terrible piqûre de rappel : les régimes autoritaires, dictatoriaux, fascistes ou néofascistes, ne sont pas nécessairement l’antithèse du libéralisme, ils peuvent être son prolongement en temps de crise.
Le cours autoritaire qu’emprunte le libéralisme à travers le monde nous interpelle.
Le Chili de Pinochet, avec les tristement célèbres « Chicago boys », a été le grand laboratoire de ce libéralisme-là. Et conçu comme tel. Friedrich Hayek, grand apôtre de l’économie de marché, n’a pas hésité à adouber Pinochet en proclamant préférer « un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme ». Le business, les profits, avant tout. Si les affaires l’exigent, en France, au Chili ou ailleurs, certains secteurs du capital n’hésiteront pas à formuler à nouveau ce choix. C’est déjà en partie le cas.
Né en 1974, il adhère à 14 ans aux JCR, l’organisation de jeunesse de la Ligue communiste révolutionnaire. Après des études d’histoire, il devient facteur en 1997 puis l’assistant parlementaire du député européen Alain Krivine. Deux fois candidat LCR à la présidentielle (2002 et 2007), il obtient chaque fois plus de 4 % des suffrages. En 2009, il concourt à la création du NPA.Auteur de nombreux essais politiques et historiques, il a notamment publié Que faire de 1917 ? Une contre-histoire de la révolution russe (éditions Autrement, 2017).
Voyez-vous dans le soulèvement populaire de 2019 au Chili une filiation avec l’esprit de résistance des militantes et militants de gauche en 1973 ?
Durant ce soulèvement, la mémoire des générations vaincues – concept cher au philosophe Walter Benjamin – est réapparue dans les cortèges avec les portraits de Salvador Allende ou de Miguel Enriquez, dirigeant du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) abattu en octobre 1974. L’interprétation bouleversante de la chanson bien connue « El Pueblo Unido », chantée à l’unisson par la foule amassée sur la place centrale de Santiago, en est aussi l’expression vivante. Carmen Castillo, réalisatrice qui fut une figure du MIR, évoque aussi le retour de « l’esprit » miriste à travers les couleurs rouge et noir du drapeau de l’organisation dissoute à la fin des années 1980, et qui ont rejailli sur les murs.
Pour l’heure, cette révolte sans précédent a eu raison de la Constitution issue de la dictature. Le président Boric et sa coalition de centre gauche n’ont malheureusement pas perdu de temps pour décevoir les couches populaires qui s’étaient mobilisées. Et les héritiers de Pinochet ont de nouveau le vent en poupe. Pour autant, les potentialités politiques de ce soulèvement ne sont pas parties dans les sables. Elles sont là et couvent quelque part. Le temps social et le temps politique ont du mal à se trouver et à être raccord. Telle est l’épineuse problématique stratégique de la discordance des temps sur laquelle insistait notre camarade Daniel Bensaïd.
À méditer, donc, y compris en France, après la séquence historique sur les retraites, qui a rassemblé 4 à 5 millions de personnes dans la rue pour protester contre une mesure injuste, symbole d’une politique de classe insupportable. Pendant ces longs mois de fronde, l’extrême droite française n’avait plus la main. La discordance tient peut-être au fait qu’en cette rentrée c’est la gauche qui semble en grande peine, préférant s’entredéchirer pour le leadership d’un avenir hypothétique plutôt que de tirer ensemble quelques enseignements de cette irruption massive qui a eu lieu sur la scène politique, malgré les limites et les échecs de cette séquence.
Il se dit que vous auriez quitté La Poste pour devenir documentariste. Est-ce exact ? Y aura-t-il une version filmée de ce livre qui vient de paraître ?
Quitté La Poste, non. Après plus de vingt ans de carrière passés comme facteur, puis comme guichetier, j’ai simplement bénéficié d’une formation professionnelle que j’ai eu la chance de concrétiser pour un projet de documentaire. Je me suis mis en disponibilité pour réaliser ce film, consacré au Chili mais sans rapport direct avec notre livre. Il y est question du MIR et de Miguel Enriquez. La LCR, parti que j’ai rejoint lorsque j’avais 14 ans, était liée politiquement au MIR, et plusieurs exilés politiques chiliens ont évolué dans nos rangs. Helena, par exemple, a longtemps été la libraire de la Brèche. J’ai commencé ce film avec elle. Elle nous a malheureusement quittés depuis. Je veux le finir en pensant à elle, à son combat, son engagement, sa gentillesse et sa détermination infaillible.
La situation chilienne a politisé des générations entières en France durant les années 1970.
Le MIR est un courant dont la gauche française connaît surtout les combats menés héroïquement contre la dictature. On l’oublie, mais la situation chilienne a politisé des générations entières en France durant les années 1970. Les comités Chili ont compté plus de 500 000 personnes, un mouvement de solidarité internationale quasi inégalé. Étrangement, on connaît mal la pensée politique du MIR, une pensée profondément révolutionnaire, certes, mais étonnamment hétéroclite. Le MIR des origines regroupait aussi bien des trotskistes, des guévaristes, des communistes critiques, des socialistes révolutionnaires, des libertaires que des théologiens de la libération. Les carnets personnels de Miguel Enriquez, récemment retrouvés après avoir été cachés près de quarante ans, donnent à voir certains des beaux fragments de cette pensée, avec des références naviguant de Marx à Bakounine, de Trotski à Rosa Luxemburg, de Gramsci au Che… Ce côté iconoclaste me plaît, m’inspire et me parle aussi du présent. J’aimerais tenter de transposer tout ça à l’écran. Après tout, on n’a qu’une vie.
Fédérer les forces anticapitalistes dans le prolongement de la mobilisation des retraites.
Pour passer à quelques questions politiques, comment va le NPA aujourd’hui ? Car beaucoup ont parfois noté, dans les cortèges sur les retraites, deux points fixes du NPA. Les divisions lors de votre dernier congrès sont-elles encore vives ou seront-elles dépassées à Port-Leucate cet été ?
Depuis le congrès de séparation qui est intervenu en décembre de l’année passée, une page s’est en effet tournée. Une nouvelle s’est écrite au travers des luttes qui viennent de se dérouler, auxquelles nous avons pris part avec enthousiasme. Cette séquence valide plus que jamais la nécessité d’une orientation qui n’oppose pas la radicalité à l’unité et vice versa. Le NPA défend une perspective d’émancipation anticapitaliste et révolutionnaire, tout en restant disponible à son propre dépassement. Autour de cette orientation, nous avons multiplié les réunions publiques, les discussions ouvertes et les meetings. Quelques nouvelles sections ont vu le jour, des camarades nous ont rejoints, d’autres reviennent. Nous avons conscience de ce que nous pesons réellement, mais notre engouement demeure intact. Et cette université d’été est un très bon cru.
Les prochaines élections européennes sont-elles un enjeu pour le NPA ? Vu le débat stratégique au sein de la Nupes, vaut-il mieux, à gauche, des listes séparées ou bien une liste commune ?
Personne, même à la gauche de la Nupes – ce qui est notre cas –, n’a envie d’ironiser sur ses déboires et ses débats internes. D’autant qu’aucune organisation n’est exempte des difficultés liées à la période. Pour les européennes, le NPA décidera prochainement de la manière dont il prendra part à cette campagne et fera entendre sa voix. Il y a bien sûr un enjeu directement lié à la situation française, qui consiste à tenter de fédérer les forces anticapitalistes dans le prolongement de la mobilisation des retraites, face au pouvoir en place et au danger du RN. D’autant que Macron semble prendre un malin plaisir à vouloir confier au RN toutes les clés de l’État avant de quitter sa fonction. Mais la dimension internationale ne disparaît pas pour autant du paysage.
Les guerres, l’Ukraine, la catastrophe climatique, le traitement inhumain des migrants à travers le monde… À l’heure où la planète s’embrase, où 500 migrants « disparaissent » au large de la Grèce pendant que d’autres meurent déshydratés et abandonnés dans le désert libyen, on a parfois la mauvaise impression que la gauche regarde ailleurs – peut-être se regarde-t-elle trop elle-même ? Entre le rejet de l’Europe forteresse du capital et le refus du repli nationaliste et raciste, il y a une place pour un programme de mesures d’urgence et un projet stratégique. Nous formulerons probablement une proposition unitaire dans ce sens.
Quelle recomposition politique à gauche est-elle possible aujourd’hui, après la défaite du mouvement sur les retraites ?
Prétendre qu’on a la réponse à cette question existentielle, ce serait faire le malin. Nous entrons dans une zone de turbulences à laquelle personne ne s’est vraiment préparé. La politique, dans sa conception militante tout du moins, consiste précisément à apprendre à douter à haute voix et collectivement, dans le but de donner un sens à ces doutes et d’imaginer quelques issues possibles. Militer signifie aussi refuser de se résigner, de se morfondre ou, pire, de devenir blasé ou cynique. Oui, la période est grave et inquiétante. C’est dans ce genre de situation que les combats de celles et ceux qui nous ont précédés appellent à ce que nous prenions nos responsabilités.
L’enjeu consiste à construire une réponse globale, un bloc anticapitaliste large et unitaire.
Les luttes seules, malgré leurs vertus émancipatrices, ne suffisent pas pour changer durablement le rapport de force ; l’enjeu consiste à construire une réponse globale, un bloc anticapitaliste large et unitaire fédéré autour d’un programme d’action. Le bilan de la mobilisation des retraites, par exemple, mériterait d’être discuté collectivement, quitte à ne pas être d’accord sur tout, fraternellement. Il y a, bien sûr, les discussions récurrentes sur la stratégie des luttes, entre unité nécessaire de l’intersyndicale et radicalité légitime qui ne s’accommode plus de journées d’actions saute-mouton.
Il y a les débats politiques sur le dossier même des retraites : quid du retour au droit à la retraite à 60 ans et aux 37,5 annuités ? Pour financer la protection sociale, faut-il taxer les riches (fiscalité anticapitaliste absolument nécessaire pour les services publics) ou bien réhabiliter les cotisations, en tant que réappropriation de notre salaire socialisé ? Quel projet pour quelle Sécu ? Rétablir les élections dans les différentes branches, avec possibilité de révoquer les élus ? Existe-t-il une logique autogestionnaire pour une protection sociale qui ne soit ni privée ni bureaucratisée ? En finir avec la Ve République, oui, mais pour quel processus constituant ? Une constituante convoquée par le haut en tant que double pouvoir des institutions actuelles, ou l’authentique berceau d’une forme démocratique nouvelle qui fonctionne du bas vers le haut ?
Beaucoup de questions qui appellent des réponses par nature différentes. Seule une authentique pratique commune permettra de dénouer les blocages au rassemblement. Après tout, comme le disait Auguste Blanqui, du débat peut jaillir la lumière.
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