« Sages-femmes », mains de fées

La fiction de Léa Fehner est une saisissante mise en exergue de ce métier exercé à l’hôpital public. Rencontre avec deux praticiennes qui ont participé à l’élaboration du film. 

Christophe Kantcheff  • 29 août 2023 abonné·es
« Sages-femmes », mains de fées
On suit Sofia (Khadija Kouyaté) dans les heurs et malheurs de sa pratique, sans effet spectaculaire ni dramatisation à outrance.
© Geko Distribution

Deux petites nouvelles, Louise (Héloïse Janjaud) et Sofia (Khadija Kouyaté), arrivent dans la maternité d’un CHU. Pas de chance : c’est un jour de surchauffe, elles sont accueillies avec rudesse. Pour toute parole de bienvenue, une des sages-femmes leur lance, en guise de perspective d’avenir : « La moyenne d’âge ici, c’est genre 26 ans. Après 30 ans, dans le métier, t’es dead ! » Tandis que Bénédicte (Myriem Akheddiou), chargée de superviser Louise, la considère davantage comme un boulet, le temps lui manquant déjà pour les tâches essentielles à accomplir. Ainsi débute Sages-femmes, le formidable troisième long-métrage de Léa Fehner, une fiction qui suit le parcours des deux débutantes Louise et Sofia à travers une maternité de CHU, donnant à voir sans effet spectaculaire ni dramatisation à outrance les heurs et malheurs que la pratique de leur métier au sein de l’hôpital public réserve à ces femmes.

Ce film a pour origine la très mauvaise expérience traversée par Léa Fehner lors de la naissance de son premier enfant, né avec des problèmes de santé. De ces blessures subies à l’hôpital (absence d’écoute, sentiment de solitude…), la cinéaste a voulu comprendre les raisons. « Le film m’a libérée d’une rancœur, dit-elle, en mettant en lumière ce qui motive les sages-femmes et ce qui les abîme. » Pour ce faire, elle en a rencontré une vingtaine, avec lesquelles elle s’est d’abord entretenue longuement, quelques-unes devenant centrales dans le processus du film. Parmi elles : Sharmila, 36 ans, son diplôme en poche depuis deux mois, qui, après avoir été une comédienne épanouie, a décidé de se réorienter pour devenir sage-femme (« J’ai eu un enfant à 31 ans, les sages-femmes auxquelles j’ai eu affaire m’ont paru toutes aussi merveilleuses les unes que les autres, j’ai senti un appel, une vocation », explique-t-elle) ; et Marie-Aude, 36 ans également, treize ans de métier, déjà une « aînée » dans son service.

« Quand j’ai vu le mail initial de Léa, raconte Marie-Aude, je me suis dit : “Tiens ! Quelqu’un qui s’intéresse à nous.” Je ne pensais pas, en y répondant, que je serais autant associée à la fabrication du film. D’emblée, les échanges que nous avons eus avec Léa ont ouvert un espace différent. Nous avons réfléchi à des choses que nous ne conscientisions pas toujours et sur lesquelles nous avons mis des mots. Des réflexions qu’il est impossible d’avoir dans le quotidien agité de l’hôpital . » La rencontre avec le monde du cinéma et du théâtre (une grande partie de la distribution est composée d’étudiants du Conservatoire national supérieur d’art dramatique) a aussi été très riche.

On entre dans une chambre, et c’est un univers entier qui se déploie.

Sharmila

Le métier de sage-femme est méconnu. On l’exerce après une première année de médecine et quatre ans d’études spécifiques particulièrement ardues. « J’étais au bord de l’épuisement à la fin, témoigne Sharmila. Nous y sommes constamment contrôlées. Nous faisons beaucoup de stages au rythme de la maternité du CHU. Celui-ci tient d’ailleurs grâce aux étudiantes, aux petites mains. » Les responsabilités, sur le plan obstétrical, sont considérables. Le métier a aussi – surtout – des dimensions insoupçonnées.

« Nous partageons l’intimité des patientes et des couples dans un moment très important de leur vie. Je vois cela comme un privilège », dit Marie-Aude. « On entre dans une chambre, et c’est un univers entier qui se déploie, explique Sharmila. Nous sommes en présence de ce qu’une personne a de plus vulnérable. La dimension mystérieuse de la naissance est également centrale. L’énergie produite par la mère et l’enfant mis au monde m’emporte. C’est addictif. » Sharmila s’intéresse aussi de près à l’accueil des personnes étrangères à l’hôpital : c’est le sujet de son mémoire de fin d’études.

« L’essentialisation de l’altruisme »

À l’inverse d’une vision édulcorée présentant la sage-­femmerie comme le-plus-beau-métier-du-monde, le film montre que la mort n’y est pas étrangère. Interruptions médicales de grossesse, fausses couches, décès à l’accouchement, outre l’angoisse de mourir des patientes, plus ou moins consciente, plus ou moins exprimée. « C’est un sujet qui m’interroge beaucoup, souffle Marie-Aude. Ancestralement, les sages-femmes accompagnaient les naissances mais aussi les décès et les deuils. C’est un métier qui comporte la notion de passage. »

La passion d’aider les autres caractérise ces femmes (les soignant·es en général), qui passe par un don de soi – Léa ­Fehner a cette belle formule : « l’essentialisation de l’altruisme ». « On donne beaucoup, dit Marie-Aude. Si on ressent moins d’empathie, si on a moins de patience, c’est peut-être le moment de prendre des vacances. » Mais l’atteinte peut être plus profonde. Comme ce que connaît Sofia. Un accouchement qui ne se déroule pas bien, un risque de séquelles pour le bébé, une mise en cause lors de la réunion de débriefing. Et voilà la jeune femme voyant des problèmes partout, perdant toute assurance et l’estime d’elle-même. « Trouver la juste distance repose sur un équilibre subtil, qui peut être soudain détruit : être ni trop anxieuse ni trop détendue, ni trop interventionniste ni pas assez », estime Marie-Aude. « Certaines sont brisées et mettent des semaines à retrouver un peu de confiance, confirme Sharmila. C’est très difficile de ne pas prendre la faute sur soi. »

Et pourtant. La responsabilité institutionnelle est déterminante. Une machine défaillante, une situation de sous-effectif, et c’est l’engrenage des problèmes. « Comme le montre le film, avec Bénédicte qui n’a pas pu montrer le corps de leur bébé mort aux parents avant plusieurs heures tant elle était prise dans le service, nous pouvons être autrices de maltraitances sans le vouloir. Quoi de pire ! s’exclame Sharmila. On sait combien c’est atroce, mais concrètement, on fait comment ? »

Manque de reconnaissance

Le rapport au métier se détériore de fait, y compris quand les choses sont moins graves. « Lors de certaines gardes, rapporte Marie-Aude, parce que je dois courir de chambre en chambre, j’ai l’impression d’abandonner les patientes, de ne pas leur apporter tout ce que j’aurais voulu. C’est frustrant. » Conséquence : des sages-femmes abandonnent le navire. Comme l’une d’elles dans le film. Alors qu’elle acceptait de sacrifier une part importante de sa vie personnelle, elle n’accepte plus de mal faire son travail. Une scène déchirante aux yeux de Sharmila. Dès lors, nombre de sages-femmes préfèrent éviter la salle des naissances, le service le plus dur, comprenant beaucoup de nuits ; d’autres s’orientent vers les consultations ou quittent l’hôpital pour travailler en centre de protection maternelle et infantile ou en libéral.

Parce que je dois courir de chambre en chambre, j’ai l’impression d’abandonner les patientes.

Marie-Aude

Le manque de reconnaissance de cette profession est flagrant. Y compris salariale. « Si c’étaient les hommes qui accouchaient, ce serait différent, assure Sharmila. Mais c’est un métier de femmes qui s’occupent de femmes. Imaginez-vous qu’on me propose des vacations à 120 euros la garde de douze heures, après cinq années d’étude, alors que j’ai la responsabilité médico-légale et que je relève d’une profession médicale comme les médecins et les dentistes ! C’est scandaleux ! » Les primes grappillées depuis le covid représentent une compensation bien trop médiocre, d’autant que le champ de compétences des sages-femmes ne cesse de s’élargir, en raison de la pénurie de gynécologues.

Sharmila et Marie-Aude, de même que Léa Fehner, sont convaincues que le délitement de l’hôpital est le fruit d’une volonté politique délibérée en faveur du privé, dont les méthodes comptables ont déjà gangrené tous les services publics. Alors pourquoi rester ? « Par conviction, répond Marie-Aude. L’hôpital public est un “trésor national”, comme dit Léa, qu’il faut préserver. Même s’il m’arrive de douter, je conçois mon travail dans ce lieu-là comme un engagement politique, au sens large. Le film s’achève sur les images de notre manifestation du 7 octobre 2021, qui a rassemblé une très large partie de la profession. Cela représente un espoir. L’espoir aussi que les spectateurs vont prendre conscience que l’hôpital public est leur patrimoine, et qu’il faut le défendre ! » 

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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes